C’est en position de force et après avoir reçu le Président Américain Barack Obama le 23 avril à Tokyo, que Shinzo Abe, Premier ministre conservateur du Japon, s’est rendu du 29 avril au 7 mai en Europe pour une tournée dans neuf pays incluant également une visite au siège de l’OCDE à Paris et un Sommet Union Européenne – Japon à Bruxelles.
Sa victoire aux élections législatives de décembre 2012, survenue après la dissolution de la Chambre des Représentants semblait, sur le papier, totale : 294 sièges pour sa seule formation, le Parti Libéral-Démocrate (PLD), et 325 sièges en comptant ses alliés du Nouveau Komeito, sur les 580 que comptent la chambre. Cependant, le pays était toujours en proie à une grave crise politique, économique et sociale. L’abstention élevée lors du scrutin, supérieure à 40%, du jamais vu au Japon depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale, et la montée en puissance d’une « troisième force » populiste, l’Association pour la Restauration du Japon (ARJ) emmenée par l’ancien maire de Tokyo, Shintaro Ishihara, traduisent bien le désenchantement des citoyens nippons envers leurs politiques.
Beaucoup d’experts se sont alors montrés sceptiques devant le programme économique et politique avancé par Shinzo Abe qui avait déjà occupé les fonctions de Premier ministre en 2006 et 2007. Cette perception se résume dans l’expression un brin ironique, « Japan is Back ! », le Japon est de retour.
Une politique économique et financière sans réelle marge de manœuvre
A Paris devant les ministres des Etats membres de l’OCDE puis à Bruxelles, Shinzo Abe a vanté la réussite de son plan de « renaissance » de l’économie japonaise, en particulier au niveau de l’emploi (3,7% de taux de chômage en 2013), de la production industrielle, qui a bondi de 7,3% sur la même année ainsi que de la sortie de la déflation (+1,3% d’inflation pour 2013).
Pour la première fois depuis quatre ans, ce terme a ainsi disparu du rapport sur la situation économique et financière du gouvernement. Par conséquent, le moral des entreprises, en particulier des PME – une première depuis 1991- et des ménages est revenu au vert.
Le Premier ministre a également vanté l’innovation japonaise dans les domaines des transports (train à sustentation magnétique) et de la médecine et s’est félicité de la relance des constructions immobilières poussée par la perspective des Jeux Olympiques et Paralympiques de Tokyo en 2020. Selon lui, les cycles longs dits de Kondratiev ont recommencé leur marche vers le haut, poussés par sa politique volontariste, les « Abenomics ».
Toutefois, les inquiétudes demeurent quant à la viabilité à moyen et long terme de cette amélioration. La croissance s’est stabilisée à 1,6% pour 2013 et la Banque du Japon (BOJ) vient d’abaisser sa prévision pour l’exercice budgétaire 2014-2015 à 1,1%. Des chiffres bien faibles pour parler d’une réelle relance de l’économie nippone. La hausse des salaires vivement demandée par le gouvernement aux entreprises japonaises pourrait ne pas absorber la hausse de la TVA prévue au 1er avril (passage de 7 à 10%) dont la dernière augmentation en 1997 avait fait plonger le pays dans la récession, et fait chuter fortement la consommation qui tire, à elle seule, une grande partie de l’activité économique du pays.
De même l’on peut s’interroger sur le caractère « national » de l’inflation nippone en 2013 quand on sait que depuis l’arrêt des réacteurs nucléaires du pays, les importations d’hydrocarbures ont explosé et ont rendu la balance commerciale japonaise, autrefois excédentaire, structurellement déficitaire (10,25 milliards d’euros en mars).
Dans ce contexte, Matsuhiko Kuroda, gouverneur de la BOJ, et fidèle supporter de la politique du Premier ministre, a décidé le mois dernier de poursuivre sa politique d’assouplissement « quantitatif et qualitatif » qui a déjà permis d’affaiblir la valeur du yen afin de relancer les exportations et de lutter contre la déflation mais qui est également à l’origine du creusement du déficit commercial du pays. Avec un taux d’intérêt directeur oscillant entre 0 et 1%, la BOJ dispose également d’une marge de manœuvre étroite pour la poursuite de cette politique monétaire accommodante.
Enfin, le gouvernement Abe ne pourra pas poursuivre éternellement sa politique de soutien à l’activité économique (reconstruction après le séisme de 2011, projets d’infrastructures, aides massives aux entreprises pour stimuler l’emploi, etc.). En effet, la dette publique brute japonaise reste la plus élevée avec un chiffre colossal de près 240% en pourcentage du PIB ce qui pourrait devenir rapidement problématique.
L’économie japonaise ne pourra ainsi pas assurer une croissance durable uniquement sur des mesures conjoncturelles. Shinzo Abe le sait bien. Pendant les deux premières années de son mandat, il aura d’abord cherché à créer un choc de confiance auprès des entreprises et des ménages japonais et assurer sa stature de « restaurateur » avant d’enclencher les réformes profondes qui seront nécessaires pour assurer la durabilité de la croissance économique. Sa marge de manœuvre est aujourd’hui considérablement réduite et la réussite de sa politique conditionnée à l’accomplissement de la troisième flèche des abenomics, les réformes structurelles.
« Jamais je n’aurai peur des réformes »
Alors qu’ en 2014, tous les experts s’accordent pour parler d’un essoufflement de la politique budgétaire et monétaire agressive de Shinzo Abe, celui-ci tarde à sortir la carte des réformes structurelles pourtant nécessaires afin de consolider la croissance du pays. Le Premier ministre doit notamment veiller à redonner au pays sa compétitivité et attirer les investissements étrangers.
C’est là tout le sens du voyage de Shinzo Abe aux Etats-Unis, de la visite de Barack Obama au Japon et de la visite du Premier ministre en Europe. Il y a milité pour l’accélération des négociations pour la conclusion d’Accords de Libre Echange (ALE) dans le Pacifique (Accord de Partenariat Trans-Pacifique ou TPP) et avec l’Union Européenne. Ces négociations butent toutefois aujourd’hui sur les questions agricoles et les exportations de voitures japonaises. En effet, le Japon souhaite que ses partenaires baissent drastiquement leurs droits de douane concernant ces dernières tout en lui permettant de maintenir ses aides massives envers les agriculteurs.
Shinzo Abe s’est également engagé à réformer en profondeur la fiscalité nippone en particulier pour les entreprises afin d’attirer les investissements étrangers alors que les comptes publics du pays n’ont jamais été aussi mauvais. Il devra enfin négocier une réforme énergétique, véritable piège dans un pays obsédé à la fois par son autosuffisance mais traumatisé par les évènements de la centrale de Fukushima Daiichi.
Le dernier défi pour Shinzo Abe reste celui de rétablir la situation démographique du pays le plus vieux du monde (près d’un quart de la population a plus de 65 ans). Cette situation a déjà des conséquences économiques et sociales très lourdes pour le pays, notamment sur le déficit structurel de l’Etat-Providence nippon qui doit sa survie au prix de l’accroissement de la dette publique. Si la situation n’évolue pas, selon les estimations, le Japon passera de plus de 126 millions d’habitant à 86 millions d’habitants en 2060. Le Premier ministre devra donc trouver un compromis entre baisse d’impôt et consolidation des comptes publics et s’attaquer à une réforme particulièrement impopulaire dans un pays homogène comme le Japon, celle de l’immigration, seule recours pour éviter un effondrement démographique.
Pourtant, celui qui se présente volontiers comme le dauphin du réformateur Junichiro Koizumi, dernier dirigeant à avoir occupé le poste de Premier ministre pendant la durée entière d’une législature entre 2001 et 2006, déclare que « jamais il n’aura peur des réformes » et qu’il s’agit pour le Japon de sa « dernière chance ». Ainsi, malgré des succès initiaux en matière économique qui lui valent une côte de popularité exceptionnelle dans un pays où les citoyens se méfient pourtant traditionnellement de leurs élites, Shinzo Abe doit affronter de nombreux défis parfois contradictoires : consolidation de la croissance, rééquilibrage des comptes publics, nouvelle stratégie énergétique, rétablissement de la démographie. Dans un pays miné par vingt ans de déflation, de croissance molle et par la catastrophe de 2011, il n’a finalement que peu de marge de manœuvre, et devra se décider à réformer en profondeur un système en panne ou se contenter de devenir le dernier avatar d’une lignée de politiques désavoués par ses citoyens.