Juan Manuel Santos, le président sortant, a remporté, hier, le deuxième tour des élections présidentielles colombiennes avec 50,9% des voix. C’est le processus de paix engagé avec les mouvements de guérilla qui sort in extremis victorieux de ce scrutin. Dans un pays en proie à un demi-siècle de conflit armé, ces élections se sont en effet transformées en un référendum sur la poursuite des négociations avec la Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) et l’Armée de libération nationale (ELN) – derniers mouvements de rébellion armée qui se revendiquent d’extrême gauche. Le rival de M. Santos, Oscar Ivan Zuluaga, détracteur de ces pourparlers, n’a recueilli que 45,1 % des suffrages, le reste des voix ayant été comptabilisé en vote blanc.
Un référendum pour la poursuite des négociations avec la guérilla
Dans une campagne perçue par les Colombiens comme la plus brutale et la plus agressive depuis deux décennies, le président sortant était opposé à Oscar Iván Zuluaga, candidat soutenu, téléguidé diront certains, par l’ex-président très conservateur Alvaro Uribe. Le premier a fait du processus de paix qu’il a initié il y a 18 mois son principal argument de campagne : « Mon premier mandat était celui de la guerre », pour affaiblir la guérilla et l’obliger à se soumettre, « mon second mandat sera celui de la paix, et je veux y parvenir le plus vite possible ». Son adversaire, M. Zuluaga, a promis, au contraire, qu’en cas de victoire, il suspendrait immédiatement les négociations engagées avec les FARC à La Havane.
Les paradoxes sont multiples dans cette élection : non seulement les deux candidats du second tour sont issus du même bord politique mais le thème portant sur les négociations de paix avec les mouvements armées a réussi à s’imposer alors qu’au départ, il était secondaire pour la plupart des Colombiens.
Les deux candidats, le président sortant M. Santos et son concurrent, M. Zuluaga, étaient, il y a 4 ans, membres du gouvernement d’Alvaro Uribe (2002-2010). M. Santos, ministre de la défense de M. Uribe, s’est fait élire pour son premier mandat sur la promesse de poursuivre la guerre contre les FARC. Mais une fois au pouvoir, il a rapidement décidé d’engager des négociations de paix. Son rival, qui se situe plus à droite sur l’échiquier politique, est un conservateur fervent partisan de la manière forte vis-à-vis de la guérilla.
Dans un pays où la gauche reste relativement faible – en mars 2014 au Sénat, elle a obtenu moins de 20 % des voix – la campagne ne s’est donc pas située sur une ligne de partage droite – gauche mais a opposé un candidat de droite favorable à une issue négociée et un candidat de la droite dure convaincu qu’une victoire militaire est possible.
Des Colombiens avant tout préoccupés par leur situation économique et sociale
Les élections se sont ainsi polarisées sur le processus de paix alors que, pour une majorité de Colombiens, ce sujet n’arrive qu’après le chômage, l’insécurité, l’éducation ou la santé. M. Santos peut certes se prévaloir de succès macroéconomiques – croissance de 4,3%, réduction de la pauvreté, chômage à la baisse avec un taux officiel de 9,6% – mais la Colombie reste un des pays les plus inégalitaires de l’Amérique latine et du monde. De nombreux Colombiens accusent la classe politique d’être déconnectée des problèmes de tous les jours
Le paradoxe n’est qu’apparent : les Colombiens ont la haine des FARC. Daniel Pécaut, chercheur à EHESS considère que « huit ans de gouvernement uribiste ont contribué à attiser cette rage », rappelant en même temps que les groupes paramilitaires d’extrême droite et les atrocités qu’ils ont commises dans les années 1990 n’ont pas suscité une telle réaction de l’opinion publique.
Ariel Avila, politologue et un des spécialistes reconnus sur la situation du conflit colombien, considère que ceux qui rejettent les négociations oublient les ruraux, les principaux concernés par la guerre. Alors que les victimes se comptent aujourd’hui en milliers, les FARC acceptent, pour la première fois, leur part de responsabilité dans les violences commises depuis un demi-siècle.
La population urbaine, majoritaire en Colombie, n’a pas souffert du conflit mais reste extrêmement suspicieuse des mouvements de guérilla et persuadée qu’ils ne sont pas réellement décidés à faire la paix.
Avec un taux d’abstention qui est passé de 60% à 53% entre les deux tours, la victoire, certes très serrée, de M. Santos s’explique par une mobilisation au second tour d’un électorat convaincu que le processus de paix est néanmoins essentiel.
Le clivage entre ceux pour qui la guérilla est une réalité lointaine et ceux qui en font encore l’expérience quotidienne se confirme. Dans les régions telles que le Boyaca ou le Santander, où le mouvement agraire a été le plus fort, M. Zuluaga est arrivé en tête. Il est également arrivé premier dans les grandes villes et dans les bastions historiques des FARC, aujourd’hui largement pacifiés.
Le président Santos, lui, l’a emporté dans les départements où le conflit perdure : Putumayo, Cauca, Nariño, dans le sud et le sud-ouest du pays, ainsi que sur la côte caraïbe.
Le président Santos a malgré tout su faire comprendre l’importance des négociations de paix à ses concitoyens. Le défi était de taille puisque non seulement la majorité des Colombiens ont d’autres priorités mais les accords de paix, à court terme, ne changeront rien au quotidien pour eux.
Un mandat pour la paix mais pas un blanc-seing
Les discussions qui se déroulent actuellement à Cuba entre le gouvernement et les FARC ont néanmoins commencé à porter leurs fruits. Les FARC ont notamment récemment accepté de renoncer au trafic de drogue. En outre, et même si l’annonce a été qualifiée de manœuvre purement électorale, le gouvernement colombien a réussi, en pleine campagne pour le second tour, à ouvrir des discussions de paix avec l’ELN, le deuxième mouvement de guérilla du pays.
Dans des élections qui se sont apparentées à un référendum pour la paix, on attend désormais de M. Santos qu’il mène à bien les discussions qu’il a entamées avec les deux mouvements de guérilla. S’il peut considérer qu’il a obtenu l’aval d’une majorité de ses concitoyens pour poursuivre les négociations, il ne s’agit pourtant, en aucun cas, d’un blanc-seing sur les conditions de cette transition historique. Le président devra, en prenant en compte les aspirations des guérilleros, garantir que tout accord avec les rebelles soit acceptable pour la majorité des Colombiens. Jorge Restrepo, directeur du CERAC (Centro de Recursos para el Análisis de Conflictos) rappelle que des enquêtes montrent que 73% de la population refuse que les FARC participent à la vie politique et que 83% des Colombiens estiment qu’ils doivent faire de la prison. Ces contraintes s’avèrent d’autant plus concrètes que tout accord devra in fine passer par les urnes, par un vrai référendum.
La Colombie fait face aujourd’hui à un défi éminemment politique et sociale. D’un coté, les « uribistes » menacent le pays « d’insécurité politique » si la moindre concession est faite aux mouvements de guérilla, notamment en terme d’impunité. De l’autre, comme nous le rappelle Daniel Pécaut, le conflit a étouffé pendant plus de cinquante ans les mouvements sociaux puisque toute mobilisation populaire était accusée d’être infiltrée ou manipulée par la guérilla. Un accord de paix pourrait bien signifier la fin de la tranquillité sociale qu’a connue la Colombie.
Pourtant, et malgré ces incertitudes et ces enjeux, M. Santos dispose enfin de l’opportunité de rentrer dans l’histoire comme étant le président de la paix.