Le 17 juin, les shebabs (« jeunesse » en arabe), une milice islamiste liée à Al-Qaida ont revendiqué l’attaque survenue dimanche soir dans la ville de Mpeketoni ainsi que celle survenue à Poromoko dans une région fortement touristique du Kenya. Ces attaques qui ont fait au total près de soixante victimes mais dont le bilan reste provisoire surviennent neuf mois après celle exécutée par un commando du même groupe dans un centre commercial de Nairobi qui avait fait 67 morts.
Malgré le renforcement du gouvernement de la République fédérale de Somalie dirigé par le président Hassan Sheikh Mohamoud soutenu notamment par l’Ethiopie et le Kenya, l’autorité étatique sur le territoire somalien reste très faible. Le pays qui survit grâce à l’aide internationale et aux fonds envoyés par sa diaspora reste divisé entre territoires contrôlés par le gouvernement fédéral, par les islamistes radicaux et par les factions rebelles.
Pourtant, l’augmentation inquiétante des actes de piraterie au large de la corne de l’Afrique avait pu faire croire à une (re)prise de conscience internationale vis-à-vis de la Somalie. Toutefois, avec le succès de la mission « Atalante » et de l’opération « Ocean Shield » lancées en 2008, les gouvernements et l’opinion publique se sont désintéressés de cette région. Si ces opérations sont parvenues à enrayer le phénomène de piraterie dans la corne de l’Afrique, l’éradication de la source des troubles profonds qui secouent la région ne semble jamais avoir été une priorité. Pourtant, si la situation en Somalie, premier Etat failli au monde, reste avant tout une question régionale, elle n’en demeure pas moins un enjeu plus vaste de sécurité humaine qui appelle au contraire à une intervention franche de la communauté internationale.
La Somalie, un Etat failli
En 2013, le think tank américain Fund for Peace classait pour la cinquième année consécutive la Somalie en première position des Etats faillis (« failed states »). Ce terme est apparu au début des années 1990 pour caractériser les Etats qui ne préviennent pas à assurer leurs missions fondamentales notamment en termes de respect de l’Etat de droit.
Depuis 1991, le gouvernement central somalien n’apparaît plus légitime et n’exerce qu’un contrôle très partiel sur son territoire. Il est concurrencé notamment par les islamistes radicaux « Al-Shabbaab » et des rebelles au Somaliland qui a acquit son indépendance de fait en 1991 et dans la région du Puntland. Dès lors, les services publics sont inexistants, la corruption généralisée et l’économie atone. Une grande partie de la population somalienne a d’ailleurs préféré quitter le pays pour constituer une importante diaspora devenue la première source de liquidités de ce pays en proie au chaos. Cette situation dure depuis 1991 avec le renversement du gouvernement du général Mohamed Siyaad Barre au pouvoir de 1969.Celui-ci, par ses rêves de « grande Somalie » aura conduit le pays à la ruine et à la famine endémique.
Depuis cette date, malgré l’intervention onusienne (1992-1995) et l’établissement d’un gouvernement de transition en 2004, la guerre civile se poursuit entre les différents seigneurs de guerre. Les rivalités claniques ont exacerbé la famine endémique (30 000 morts en 2011) et poussent toujours des centaines de milliers de Somaliens à quitter leur pays. En 2006, l’Union des tribunaux islamiques (UTI) qui souhaitait instaurer un Etat uniquement fondé sur la charia en Somalie s’est emparée de la capitale, Mogadiscio, et a restauré un semblant d’ordre. Les islamistes seront chassés par une intervention militaire éthiopienne la même année. Ses combattants formeront alors les « shebabs » qui font régner la terreur et déstabilisent le faible Etat fédéral somalien. En 2011, une intervention des forces armées kenyanes fragilise leurs positions et permet le retour du gouvernement central dans la capitale. Depuis, la situation reste particulièrement dramatique pour les dix millions de somaliens qui tentent de survivre comme ils le peuvent dans un Etat qui ne parvient pas à assumer ses fonctions les plus élémentaires.
Un enjeu important pour les principaux acteurs régionaux
La présence de cet Etat failli dans la corne de l’Afrique constitue un enjeu de sécurité mais également économique et politique important pour les principaux acteurs de cette région, l’Ethiopie et le Kenya. Par conséquent, malgré leurs différends, ces deux Etats coopèrent volontiers pour le renforcement du gouvernement central somalien en luttant contre les milices islamistes.
La présence de groupes armés liés à Al-Qaida constitue premièrement un problème de sécurité majeur dans ces deux pays. Le Kenya a par exemple été la cible privilégiée des Shebab malgré le renforcement de la sécurité dans ce pays avec l’enlèvement le 1er octobre 2011 d’une ressortissante française, Marie Dedieu, qui décèdera rapidement aux mains de ses ravisseurs, l’attaque à la grenade dans une discothèque de Nairobi le 24 octobre de la même année, la tuerie du centre commercial de Westgate dans la capitale kenyane le 22 septembre 2013 ou les deux dernières attaques qui ont eu lieu les 16 et 17 juin de cette année. Ce pays, qui se pose volontiers en leader dans cette région, demeure également politiquement fragile après les violences postélectorales de 2007 qui ont fait 1500 morts et compte économiquement sur le tourisme pour se relancer. Par conséquent, le gouvernement kenyan soutient activement le gouvernement de Mogadiscio contre les islamistes afin d’assurer sa propre sécurité.
De même, l’Ethiopie, qui occupe historiquement une grande place dans cette région, se pose comme un acteur de poids dans la résolution de la crise. Mosaïque d’ethnies et de tribus, cet Etat voit d’un très mauvais œil le maintien d’une situation anarchique en Somalie qui pourrait s’étendre dans le pays dont un tiers de la population est de confession musulmane et qui compte une forte communauté « somali » (environ trois millions de personnes). De même, il est à la recherche d’une crédibilité internationale qui lui permettrait d’attirer les investissements étrangers nécessaires à son développement ; et le sentiment d’insécurité que font régner les miliciens islamistes ne vient pas les rassurer. Enfin, la Somalie semble être devenue le terrain de l’affrontement entre Addis-Abeba qui a soutenu militairement le gouvernement fédéral somalien et l’Erythrée dont le régime soutient discrètement les shebabs.
Le Kenya et l’Ethiopie, rivaux dans leur lutte pour l’hégémonie dans cette région de l’Afrique, se sont ainsi associés pour restaurer l’Etat somalien en prenant le risque de voir se multiplier les attentats sur leur sol. Si les acteurs régionaux sont particulièrement impliqués, ils manquent cependant de moyens et de vision leur permettant de restaurer sur le long terme l’autorité de l’Etat sur le sol somalien en proie au chaos depuis plus de vingt ans. Il revient sans doute à la communauté internationale d’intervenir pour parvenir à relever ce défi colossal.
L’inaction de la communauté internationale
Malgré la situation catastrophique en termes de sécurité humaine, la seule force internationale aujourd’hui déployée en Somalie est une mission de l’Union africaine (AMISOM) créée en 2007 sur la base de la résolution 1774 du Conseil de Sécurité de l’ONU. Elle a pour mission la réforme des systèmes de sécurité (RSS) des forces de sécurité somaliennes ainsi que la sécurisation de l’aide humanitaire contre les attaques de miliciens.
Depuis 1995 et l’échec de l’Opération des Nations Unies en Somalie (ONUSOM) et de l’opération « Restore Hope » menée par les forces spéciales américaines, plus aucun casque bleu n’a été déployé en Somalie. Ces missions ont pourtant inauguré après la guerre froide les opérations onusiennes menées au nom du droit d’ingérence. Dans sa conclusion de la résolution 954 prise le 4 novembre 1994, le Conseil de Sécurité de l’ONU « décide de rester activement saisi de la question ». Il n’y aura plus de résolutions concernant la Somalie avant 2001. Depuis cette date, si l’institution onusienne s’est montrée plus concernée, les résolutions se sont bornées à la constitution d’un groupe d’investigation concernant l’embargo sur les armes qui vient d’être levé le 5 mars 2014, à la poursuite du mandat accordé à l’AMISOM et, depuis 2008, aux mesures afin de lutter contre la piraterie.
En effet, la communauté internationale s’est fortement émue de la multiplication des actes de piraterie commis dans la corne de l’Afrique par des pirates en majorité somaliens. Le mandat accordé par l’ONU en 2008 à l’Union européenne (mission Atalante) et à l’OTAN (OceanShield) visait ainsi à les éradiquer.Aujourd’hui, les attaques ont cessé. Le coût de ces opérations qui s’élève à plusieurs milliards de dollars n’a nullement servi la cause des Somaliens dont certains se sont improvisés pirates non pas par appât du gain ou par haine des occidentaux mais bien par désespoir. C’est bien l’absence d’Etat de droit et le tsunami de 2004 qui a ravagé l’activité des villages de pêcheurs de ce paysqui ont réduit les pêcheurs à la misère et les a conduit vers ce type d’activités illégales. Tout cela pour le compte de trafiquants, seigneurs de guerre et islamistes radicaux qui exploitent la situation. Dans un rapport de 2005, le Programme des Nations unies pour l’Environnement (PNUE) pointait déjà du doigt l’attitude des chalutiers majoritairement occidentaux qui surexploitaient les ressources maritimes en profitant de l’absence de gouvernement ainsi que l’accumulation des déchets qui ont détruit l’environnement côtier somalien.
S’il est évident qu’une action internationale de type militaire est nécessaire afin de restaurer la sécurité et renforcer la légitimité de l’Etat central somalien, une approche fondée uniquement sur la sécurité ne résoudrait aucun des problèmes qui auront conduit ce pays à sombrer dans le chaos. Dans sa résolution 2102 du 2 mai 2013,le Conseil de Sécurité a ainsi décidé de recréer l’UNSOM dont le mandat a été allongé le 29 mai. Il s’agit cette fois d’une opération civile dont l’objectif est bien la restauration de l’Etat somalien sous toutes ces facettes (gouvernance, droits de l’homme, protection de l’enfance, état de droit et sécurité).
Etat failli depuis plus de vingt ans, la Somalie aura cependant besoin de plus qu’une simple opération militaire ou d’une mission civile avant de ne plus être considéré comme une zone de non droit, sanctuaire de la nébuleuse Al-Qaida. Tant que la communauté internationale ne répondra que dans l’urgence, elle ne parviendra pas à renverser la situation dans une région pourtant devenue un enjeu mondial pour la sécurité humaine. Il convient désormais de travailler sur les structures mêmes de l’économie et de la société somalienne avant d’agir sur les structures politiques. Il faudra relever les défis de la poussée démographique, de la division de la société en clans et tribus, des flux migratoires, de l’environnement, du renforcement de l’agriculture avant de pouvoir espérer vaincre les shebabs non plus uniquement sur le terrain militaire mais également sur le terrain politique.