Joko Widowo, connu aussi sous le nom de Jokowi, a revendiqué sa victoire le 9 juillet avec 53% des voix à l’élection présidentielle indonésienne face à Pradowo Subianto qui a aussitôt revendiqué à son tour sa victoire. Il s’agit de la troisième élection présidentielle au suffrage universel directe démocratique dans ce pays depuis la chute de la dictature de Suharto en 1998. L’actuel président Susilo Bambang Yudhoyono, élu en 2004 et 2009, ne peut pas se représenter selon la Constitution.
Si le jeu démocratique semble être rentré rapidement dans les mœurs dans cet Etat multiculturel de plus de 244 millions d’habitants notamment grâce au dynamisme de sa classe moyenne, l’élection présidentielle de 2014 a été marquée par une confrontation très forte entre Jokowi, gouverneur de Jakarta, homme politique au parcours atypique et proche des aspirations populaires, et son adversaire Subianto, ancien militaire et élément clé de la du système Suharto, son beau-père.
Puissance économique régionale de premier ordre, l’Indonésie se modernise à grande vitesse. Pourtant, les traditions restent encore vivaces dans cet archipel de 13 000 îles où cohabitent plus de 1100 ethnies parlant plus de 700 langues différentes. Si l’Indonésie s’est largement ouverte aux échanges et bénéficie des fruits de la mondialisation, elle s’inquiète et s’interroge et l’élection présidentielle de cette année constitue bien un tournant, un choix entre le passé et le futur. L’Indonésie se trouve aujourd’hui à la croisée des chemins.
Un test pour la démocratie indonésienne
La constitution indonésienne prévoie l’élection du président et du vice-président au suffrage universel direct pour un mandat de 5 ans. Elle voie s’affronter Jokowi soutenu par le Parti démocratique indonésien de lutte (PDI-P) et Pradowo Subianto du Parti pour une grande Indonésie (PGI). Le premier a revendiqué sa victoire le 9 juillet au soir, revendiquant 53% des voix. Cette annonce suivie par celle de son adversaire a aboutit à une impasse politique. Cette situation est révélatrice des divisions qui traversent la société indonésienne et constitue un test pour cette jeune démocratie.
Jokowi incarne le renouveau d’une classe politique empêtrée par les affaires de corruption. Elu en 2005, maire de sa ville natale, Solo, située sur l’île de Java, il est propulsé gouverneur de Jakarta, la capitale de l’Indonésie, en 2012. Durant ce mandat, il prend des mesures populaires : réforme de l’assurance maladie, octroi de bourses d’études aux étudiants défavorisés, hausse du salaire minimum ; mesures qu’il souhaite étendre désormais à tout le pays. Engagé dans la lutte contre la corruption, cet homme aux origines modestes contraste avec les « cadors » de la politique indonésienne qui descendent, pour la plupart, du système mis en place lors de la dictature de Suharto (1967-1988).
Pradowo Subianto, son adversaire, fait partie de cette élite qui cherche à maintenir son pouvoir. Militaire de carrière, marié puis divorcé avec une des filles de Suharto, il est surtout connu pour avoir appartenu aux tristement célèbres « Kopassus », troupes spéciales chargées de pacifier le Timor oriental en lutte pour son indépendance et mater les révoltes papoues. En dénonçant notamment le pouvoir des entreprises multinationales, l’homme a essentiellement axé sa campagne sur la peur de la mondialisation et la modernité. Il incarne la nostalgie du passé face à la décentralisation et à la perte des repères identitaires dans la nouvelle Indonésie intégrée au commerce international.
La campagne très dure organisée notamment par le candidat Subianto, qui n’a pas hésité à faire circuler des rumeurs sur les origines prétendument chrétiennes chinoises de son adversaire – les Indonésiens musulmans gardent en effet des préjugés très forts envers la communauté des sino-indonésiens -, et la crise électorale qui se profile est révélatrice des turbulences qui traversent la société indonésienne.
Joko Widowo incarne la nouvelle génération de politiques issue de l’Indonésie post-Suharto, des politiques proches des aspirations populaires et des classes moyennes urbaines. Ces « nouveaux » Indonésiens aspirent à une Indonésie fortement décentralisée et intégrée au sein de l’économie mondiale. Au contraire, Subianto a fédéré les laissés-pour-compte du modèle économique de Jakarta fondé sur l’exportation des ressources naturelles et l’attraction des investissements étrangers, et les nostalgiques de l’autoritarisme centralisateur des ères Sukarno et Suharto.
Des défis considérables à surmonter
Malgré le dynamisme économique du pays, le futur président de la République d’Indonésie devra surmonter de nombreux défis s’il veut faire du pays l’une des puissances mondiales de demain.
En mai dernier, un rapport du Programme de comparaison internationale (PCI) lié à la Banque mondiale a placé l’Indonésie au dixième rang des puissances économiques mondiales devant l’Italie avec un produit intérieur brut (PIB) évalué à plus de 2000 milliards de dollars. Cette puissance repose essentiellement sur un modèle économique fixé par Suharto : l’exploitation des immenses ressources naturelles du pays. L’Indonésie est ainsi le premier producteur d’huile de palme du monde avec plus de 23 millions de tonnes par an. Elle est également un gros producteur d’hydrocarbures, de café, de produits de la pêche et surexploite ses forêts primaires. L’industrie légère constitue également une part importante des richesses du pays (production automobile). Ce dynamisme économique a permis l’émergence d’une véritable classe moyenne enclenchant ainsi un cercle vertueux du développement par la consommation. Eduquée, elle entretient également le dynamisme démocratique du pays face aux obscurantistes de tous ordres, en particulier face à l’islamisme radical.
Si l’Indonésie est entrée dans le club des grandes puissances économiques, elle reste classée à la 107ème place si l’on se réfère au PIB/habitant et à la 121ème place dans le classement IDH (Indice de développement humain) de 2012. Près de la moitié de la population continue de vivre avec moins de 2 dollars par jour. En donnant la priorité à l’économie, le gouvernement Yudhoyono en poste depuis 2004 a clairement négligé l’éducation et la santé. Si les îles principales ont bénéficié de la croissance économique, le manque flagrant d’infrastructures dans cet immense archipel n’a pas permis d’étendre les bienfaits du développement aux îles périphériques notamment le nord de Sumatra (Aceh) ou la Papouasie qui vivent toujours au bord de l’insurrection. Le groupe radical proche d’Al-Qaida, Jemaah Islamiyah, continue en particulier de sévir à Aceh. A la corruption endémique héritée de la dictature militaire, la forte décentralisation a permis l’émergence de véritables potentats locaux qui détournent le fruit de l’exploitation des ressources naturelles devenues malédiction pour les habitants et l’environnement.
La plupart des pays d’Asie du Sud-Est sont aujourd’hui confrontés à des problématiques similaires. Basés sur un modèle économique privilégiant l’exportation de produits agricoles et l’industrie légère, ils ont pu se développer jusqu’à devenir des puissances économiques de poids. Dans le même temps, la structure de leur société s’est profondément transformée et les revendications pour la démocratisation se sont multipliées. Ces pays n’ont toutefois pas réussi pour le moment à concilier démocratie et bouleversements sociaux et économiques qu’au prix du renforcement (Viêtnam), voire du retour à l’autoritarisme (Thaïlande).
Autour de sa puissante classe moyenne, dans un Etat multiculturel, l’Indonésie fait ainsi office de véritable laboratoire politique et social pour le reste de la région. Certes la démocratie indonésienne n’est pas parfaite et l’imbroglio électoral actuel le démontre bien. Cependant, les Indonésiens ont prouvé leur attachement au fonctionnement démocratique de leurs institutions et ont montré leur aspiration au changement face aux derniers vestiges de la dictature militaire en soutenant le candidat atypique, Jokowi, en passe de gagner son pari électoral face à Subianto, l’ancien homme de Suharto.