Alors que la date butoir fixée à dimanche 20 juillet pour conclure un accord sur les activités nucléaires de Téhéran avec le groupe des « 5 + 1 » s’approche à grand pas, Thierry Coville, spécialiste de l’Iran, professeur à Novancia Business School et chercheur à l’IRIS (Institut de relations internationales et stratégiques), revient sur les perspectives de sortie de la crise économique en Iran et sur les perspectives économiques ouvertes par l’arrivée au pouvoir du président Rohani il y a un an.
L’économie iranienne traverse une grave crise économique depuis 2011. Cette situation s’explique-t-elle principalement par le durcissement des sanctions contre l’Iran à cause du dossier du nucléaire ?
Oui, l’Iran a connu en 2012 une baisse de 5 ou 6 % du PIB et, d’après les derniers chiffres, une baisse d’au moins 3 % en 2013. Cela est très clairement le résultat des sanctions qui, d’une part, ont réduit le montant des exportations pétrolières iraniennes, et par ailleurs, ont conduit de nombreuses banques dans le monde à refuser de financer des opérations commerciales avec l’Iran..
D’une part, l’Iran ne peut plus qu’exporter 50% de son pétrole alors qu’il représente à peu près 80% de ses exportations et au moins la moitié de ses recettes budgétaires. Ainsi, non seulement le gouvernement est contraint de réduire ses dépenses budgétaires mais il doit compenser le manque à gagner par de la création monétaire, ce qui a mené à une inflation galopante qui a atteint près de 45 % fin 2012 – début 2013.
D’autre part, les entreprises iraniennes ne trouvent plus de banques pour financer leurs importations, ce qui entraîne logiquement une très forte dégradation de l’activité économique.
L’ouverture économique attendue du marché iranien représente un intérêt incontestable pour les Occidentaux et particulièrement pour les Etats-Unis. On parle d’eldorado iranien. Cette perspective pèse-t-elle dans les négociations actuelles ?
C’est certes un aspect important mais, aussi bien pour les Européens que pour les Américains, la question reste avant tout la dangerosité supposée du programme nucléaire iranien. Pour les Européens, le coût des sanctions liées au programme nucléaire iranien est jugé par les différents gouvernements acceptable au regard de l’objectif espéré qui est de faire plier l’Iran sur son programme nucléaire. Les autorités américaines, quant à elles, n’ont jamais officiellement regretté le manque à gagner économique, ce qui est notamment dû au fait que les Etats-Unis ne sont pas vraiment gênés par les sanctions liées au programme nucléaire iranien puisque ces dernières ne conduisent pas à véritable manque à gagner, les entreprises américaines n’ayant plus accès au marché iranien depuis la révolution iranienne de 1979
Il y a néanmoins une attente et un intérêt évident à l’ouverture de ce marché même si le sujet n’est jamais ouvertement formulé et qu’il n’est nulle part évoqué dans le cadre des négociations. Vu la situation économique actuelle en Europe (notamment en France), gouvernements et entreprises européens voient dans le marché iranien une opportunité réelle d’expansion. Par ailleurs, les entreprises américaines sont en première ligne revenir sur ce marché.
Tout le monde semble s’accorder pour dire qu’à la date butoir du 20 juillet un accord ne sera pas finalisé mais qu’un nouveau cycle de six mois de discussions va s’engager. Est-ce qu’économiquement et donc socialement l’Iran peut encore attendre six mois ?
Il faut observer dans quelles conditions les discussions sont reconduites : un climat positif aura des conséquences bien différentes d’une annonce de blocage. Si le sentiment général qui ressort des négociations est que des points d’accord ont été atteints mais qu’il faut encore un peu de temps pour arriver à un accord complet, cela aura évidemment un impact totalement différent d’une situation laissant penser qu’il n’y aucune chance d’arriver à un accord.
Dans un contexte où l’économie iranienne se relève – plus de 3% de croissance prévu pour cette année et une inflation qui ralentit – l’annonce de la prolongation des discussions peut donc produire un petit à-coup dans cette évolution sans que cela remette en cause l’amélioration graduelle de la situation économique.
En revanche, et même si cela n’est pas ce qui semble se profiler à l’horizon, un dénouement moins positif des discussions pourrait avoir des conséquences plus graves sur l’économie iranienne.
L’économie iranienne est grandement dépendante du pétrole. Y a-t-il une volonté de se défaire de cette dépendance ? Quelles sont les solutions envisagées en ce sens ? Y a-t-il des réticences, voire des oppositions à cette évolution à l’intérieur du pouvoir iranien ?
On a toujours parlé, en Iran, de la nécessité de se diversifier par rapport au pétrole et on peut y voir l’effet paradoxal des sanctions. Comme les sanctions ont directement touché le pétrole, les Iraniens ont vraiment pris conscience qu’il était impératif de diversifier leur économie. Il existe ainsi un vrai consensus sur ce sujet, au sein du gouvernement ou dans le secteur privé.
En termes de solutions et de moyens, les Iraniens ont déjà un secteur privé que le gouvernement tente de soutenir au maximum. Depuis cinq ans, on constate une hausse des exportations non pétrolières (produits manufacturiers et agricoles), notamment dans les pays voisins, Irak, Afghanistan et en Asie centrale. La ligne directrice du gouvernement est de renforcer cette tendance en accordant au secteur privé un rôle de plus en plus important.
Comme dans tous les pays pétroliers, des groupes économiques et sociaux tels que les grands commerçants du bazar, les fondations et dans une certaine mesure les pasdarans qui profitent de la rente pétrolière, sont réticents face au changement.
Mais, en raison principalement de sa modernisation, il y a une prise de conscience dans l’ensemble de la société iranienne que l’Iran ne peut plus uniquement dépendre du pétrole.
S’il y a une volonté de libéraliser l’économie, comment s’articule-t-elle avec la religion ?
C’est une question qui n’a plus lieu d’être en Iran depuis longtemps. Dès le début de la révolution iranienne, il n’y a jamais eu de contradiction entre religion et capitalisme. Si quelques réticences existent et que des courants s’y opposent encore, ils sont de plus en plus minoritaires. Avec l’évolution de la société, l’émergence d’une classe moyenne de plus en plus éduquée et de nouvelles générations d’entrepreneurs, la nécessité d’une économie capitaliste est complètement acceptée.
Les tensions sociales qui existent aujourd’hui en Iran semblent être la conséquence directe de la crise économique. Mais l’ouverture de l’Iran – ou la perception que l’on en a – et, plus concrètement l’élection d’un modéré tel que M. Hassan Rohani s’expliquent-elles uniquement par l’économie ? Est-ce que M. Hassan Rohani représente aussi une volonté d’ouverture de la société ?
Les deux sont inséparables. C’est ce que l’on observe depuis 1997, depuis l’élection de Khatami. Même s’il y a eu « l’accident » de Mahmoud Ahmadinejad en 2005 et sans qu’il soit réellement réélu en 2009, la société iranienne vote dans sa majorité pour le candidat le plus modéré. D’autre part, les Iraniens, notamment la classe moyenne éduquée, vote pour le candidat dont les solutions pour sortir de la crise économique semblent les plus réalistes.
Tout le monde a compris en Iran que le pays ne pourra sortir de la crise sans faire disparaître les sanctions, ce qui, à son tour, ne peut se faire sans normaliser ses relations avec le reste du monde, notamment avec les pays occidentaux. Le politique et l’économique sont ainsi intiment liés dans le succès espéré de Rohani.
M. Hassan Rohani a été élu il y a un an, et il a pris ses fonctions le 1er août 2013. Au-delà des négociations sur le programme nucléaire iranien qui doit sortir l’Iran de son isolement diplomatique et surtout économique, y a-t-il eu des changements significatifs sur le plan interne en Iran depuis le début de sa présidence ?
Il faut d’abord redire l’importance du changement sur le plan de la politique étrangère, dont il faut reconnaître un certain succès même s’il on est encore loin d’un accord complet sur la question nucléaire. C’est M. Rohani qui a permis l’ouverture et l’entame des discussions sur ce sujet, l’accord intérimaire de Genève de novembre 2013, l’amélioration des relations avec les États-Unis (même si les discussions avaient commencé sous la présidence d’Ahmadinejad). Plus généralement, c’est avec son avènement au pouvoir que s’initie une politique étrangère nettement moins agressive, notamment vis-à-vis d’Israël.
Sur le plan de la politique interne, la situation est plus compliquée. Même si M. Rohani veut une société plus libérale, notamment sur le plan des droits de l’homme et des droits d’individuels, il ne contrôle pas la justice. M. Rohani est prisonnier de sa fonction, il doit se contenter de faire des déclarations.
On peut relever l’amélioration graduelle de la situation économique cette année et se souvenir que le gouvernement a annoncé des projets importants tels que le développement de l’enseignement public des langues autres que le farsi. Il y a aussi eu des nominations de femmes à des postes importants (dans les préfectures et dans les régions) et le gouvernement a déclaré être contre les sanctions sur les réseaux sociaux. Mais le nombre d’exécutions capitales n’a pas diminué et de nombreux membres du mouvement vert sont toujours en résidence surveillée.
Le scénario optimiste consiste à espérer que les succès de M. Hassan Rohani en matière de politique étrangère et d’économie feront pencher le rapport de force en sa faveur et lui permettront de plus facilement peser pour améliorer la situation en terme de libertés.
Propos recueillis par Stéphane Mader
Thierry Coville est chercheur à l’IRIS (Institut de relations internationales et stratégiques), spécialiste de l’Iran. Il est professeur à la Novancia Business School où il enseigne la macroéconomie, l’économie internationale et le risque-pays.
Il est notamment l’auteur de Iran, la révolution invisible aux éditions La Découverte.