Jusqu’au 24 août, le Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris accueille une exposition d’art inédite : Unedited History. L’utilisation du langage cinématographique dans le titre évoque une histoire « non montée » et singulière de la société iranienne et de son histoire contemporaine. L’exposition tente de conter, sur les soixante dernières années, les grandes séquences du contexte social et politique du pays en analysant ses développements artistiques contemporains. Les thèmes de l’identité, de la déchéance et de la modernité y sont présents, ainsi que la recherche d’une réconciliation entre les cultures de l’Occident et d’Iran. Finalement, Unedited History tente de déconstruire et inviter le visiteur à dépasser une vision trop uniforme qui suppose que la révolution de 1979 a rompu l’élan de la modernité en Iran. La réalité de l’Iran est beaucoup plus complexe… L’exposition éclaire ces dynamiques cachées ou ignorées qui définissent la culture iranienne face à une histoire contemporaine turbulente à travers les éléments de sa culture visuelle.
Unedited History est organisée en trois séquences historiques : les années de la « Modernisation », la Révolution et la Guerre Iran-Irak, enfin les Enjeux contemporains. Chaque période, marquée par des mouvements culturels et politiques, présente des nouvelles générations d’artistes qui tentent d’articuler les polémiques de leur époque et de leurs vies quotidiennes.
Visite d’une expo à voir absolument à travers quelques artistes emblématiques de cette histoire aussi riche que complexe…
Les Années de la « Modernisation », 1960-1978
Les années soixante ont suivi une période agitée en Iran et déclenchent un élan vers la modernisation économique et culturelle. Le coup d’Etat militaire, orchestré par les Américains en faveur de la réintégration du Chah après sa fuite du pays, renverse le Premier ministre Mossadegh et met fin à sa tentative de nationalisation de l’industrie pétrolière iranienne. Le Chah revient de son exil temporaire dans un contexte politique délicat et accablé par des problèmes économiques.
Bahman Mohasses et Parvis Kimiavi
Bahman Mohasses est un des artistes iraniens qui traitent le sujet de l’identité et étudie le paradoxe entre la modernité et son patrimoine culturel. Il se sert de l’abstraction, des couleurs sourdes et pourrissantes et des formes grotesques pour évoquer une ambiance tordue et déconcertante. Les sujets de ses portraits se trouvent coincés dans des environnements dénaturés et expriment des sentiments d’aliénation et d’ennui.
À travers ses œuvres, Mohasses examine les dilemmes identitaires que ressentent les Iraniens de l’époque et leurs difficultés de s’intégrer dans une société changeante et décadente. Son style manifeste l’incertitude et la déception qui saisissaient la société iranienne pendant cette période oscillante et questionnent l’intégration de la culture occidentale dans le milieu iranien.
Parvis Kimiavi, cinéaste de la « Nouvelle Vague » iranienne, révèle les complexités des relations culturelles entre l’Iran et l’Occident. Sa vidéo, Deux ou trois choses que je sais de l’Iran, étudie l’assimilation palpitante et destructive de la culture pop américaine en Iran. La vidéo présente la télévision, symbole de l’attirance destructive de la culture superficielle de l’époque, « comme un rêve », mais Kimiavi la dénonce en même temps comme un cauchemar. Kimiavi accuse l’impérialisme de la culture américaine qui envahit son pays et séduit les Iraniens, mettant à l’écart leurs propres valeurs et héritages.
Révolution islamique et Guerre Iran-Irak, 1979-1988
Les ressentiments contre le Chah avaient augmenté depuis quelques années. En 1977 et 1978, il y eut plusieurs manifestations parmi les populations étudiantes et religieuses contre le régime du Chah. Les religieux se rassemblaient en faveur du retour de l’Ayatollah Khomeini. Ce dernier revint de France en 1979 après la fuite du Chah et établit la République Islamique de l’Iran.
Peu de temps après, en 1980, la guerre sanglante entre l’Iran et l’Irak se déclenche et dure pendant huit ans jusqu’au cessez-le-feu de 1988 obtenu par l’ONU. Ces deux événements majeurs sont évidemment présents dans l’exposition.
Cette période invita une nouvelle génération d’artistes qui se concentra sur la documentation des développements sociaux en abandonnant l’abstraction de leurs précédentes créations. La révolution fit accoucher d’un grand nombre d’images exprimant diverses voix, soulignant la subjectivité ainsi que la pensé collective de l’époque. Les photographies de Bahman Jalali du livret Jours de sang, jours de feu captent le zèle révolutionnaire qui saisissait la capitale. Il a également travaillé dans les zones de combats pendant la guerre pour documenter la destruction progressive des villes et la violence effrénée qui ravageait le pays. Ses photos, dépourvues d’abstractions ou de distorsions, expriment une narration impartiale et non censurée des événements historiques du pays. Rappelant le titre de l’exposition elle-même, cette « unedited history » révèle l’élan de nationalisme, la volonté et l’emprise du peuple et les conséquences qu’elles entraînèrent.
Kamran Shirdel et Kaveh Golestan, documentaristes iraniens, entreprenaient des études du quartier Shahr-e No (la nouvelle ville), ancien quartier rouge de Téhéran, sous la commission de l’Organisation des femmes iraniennes. Leurs entretiens avec les travailleuses sexuelles éclaircissaient les conditions déplorables des femmes et produisirent une prise de conscience intellectuelle et sociale autour de ce quartier marginalisé.
Enjeux contemporains, 1989-2014
Après la guerre, le pays éprouva divers changements. La population est passée de 35 millions à 75 millions d’habitants et un exode rural augmenta la population urbaine de 45 % à 70 % de la population. Le taux d’alphabétisation et l’accès à l’éducation pour les femmes ont fortement augmenté et la majorité de la population est aujourd’hui jeune. Cependant, les Iraniens ne jouissent pas d’un grand nombre de libertés et la situation économique a empiré considérablement avec les sanctions de l’ONU.
La communauté artistique en Iran continue son étude sociale et s’oriente principalement vers les lieux urbains. Tahmineh Monzavi s’est intéressé à l’exclusion sociale et suit la tradition documentariste de Bahman Jalali en consacrant une série de photographies à Tina Shamlou, un travesti hébergé dans un refuge pour personnes en difficulté.
Narmine Sadeg propose une réinterprétation de l’ancien conte persan La Conférence des Oiseaux. Le mythe raconte le voyage d’une myriade d’oiseaux à la recherche d’un roi idéal symbolisé par le Simorgh, l’oiseau mythique. Face aux épreuves de la quête, beaucoup abandonnent ou échouent et seulement une trentaine y parviendront. Au bout de leur voyage, ils découvrent que le Simorgh n’était que l’incarnation de leur propre existence et ils deviennent eux-mêmes cet idéal tant recherché.
Narmine Sadeg invite à une discussion sur la question de l’insuccès et de l’aboutissement. Le voyage mythique à la recherche d’un idéal, tel que la révolution iranienne elle-même, encourage à une réflexion sur les perdants de l’histoire, la recherche de l’utopie et la lutte pour y parvenir. Sadeg, comme la majorité des nouvelles générations iraniennes, tente de questionner l’évolution contemporaine du pays et exige une méditation sur l’identité iranienne, son histoire et ses aspirations.
L’exposition offre aux spectateurs diverses visions de la situation sociale, politique et économique en Iran et révèle les images et les idéologies paradoxales qui définissent sa culture contemporaine.