paru le 29 juillet 2014
Le 30 juillet sont célébrés la Fête du Trône et, cette année, le quinzième anniversaire de l’intronisation de Mohamed VI. C’est un peu pour les Marocains leur fête nationale. A cette date, chaque année, le Roi délivre le discours du Trône, moment clé dans la vie politique marocaine, qui annonce ses orientations majeures pour le pays. L’occasion pour nous d’insister sur quelques caractéristiques de ce que nous appellerons la synthèse marocaine et que Driss El Yazami, président du Conseil National des Droits de l’Homme du Royaume chérifien, qualifiait d’« alchimie marocaine ».
Il y a comme une maturité des pays maghrébins dans le monde arabo-musulman : deux d’entre eux ont su, chacun à sa manière, affronter les revendications populaires dans le sillage des printemps arabes… La Tunisie a fait sa révolution : elle est en cours mais la nouvelle Constitution, adoptée très largement par la Constituante le 26 janvier 2014, constitue un pas majeur sur le chemin de la démocratie représentative.
Le Maroc, royauté oblige ?, a choisi une voie moins aventureuse mais peut-être non moins substantielle et nettement plus douce sur le plan institutionnel. Rappelons les faits : en février 2011, dans la foulée de la révolte déclenchée en Tunisie deux mois avant, une contestation sociale et politique fait descendre dans la rue des milliers de Marocains : le mouvement du 20 février est né. Le pouvoir réagit très vite, parfois non sans fermeté : après quelques semaines d’apparent flottement, le roi entame, par son discours du 9 mars 2011, une révision de la Constitution qui sera approuvée le 1er juillet suivant à 99 % par le peuple marocain. Quelques mois après, les élections législatives du 25 novembre 2011 portent au pouvoir les islamistes du PJD (Parti de la Justice et du Développement), autre nouveauté partagée avec la Tunisie.
Trois ans après cette année décisive, le Maroc s’installe dans un compromis historique qui lui permet de prétendre avoir tiré quelques enseignements majeurs des printemps arabes, tout en jouant clairement la carte d’une continuité institutionnelle du régime.
Le réformisme marocain a paradoxalement été renforcé par les printemps arabes. Les raisons ? La figure du roi et le modèle politico-religieux du royaume chérifien ont été plus forts que la contestation sociale d’un pays aux trop fortes inégalités.
Une nouvelle Constitution plus libérale
En 2011, en moins de quatre mois, le roi du Maroc, Mohammed VI, a su faire adopter en un temps record une nouvelle Constitution qui fut avant tout sa réponse au peuple marocain qui commençait à contester les assises de la société politique. Mais cette Constitution ne fut pas que la Constitution de sa Majesté. Habilement, le roi proposa un processus de révision constitutionnelle rapide sans convoquer de Constituante (il ne s’agissait pas de faire la révolution) mais en installant une commission consultative et technique, élargie, composée de forces vives et des plus grands experts du pays (par exemple 5 des 19 membres étaient des femmes) chargée de proposer une nouvelle Constitution. On peut dire que la Constitution du 1er juillet 2011 a su répondre dans une mesure certaine à une demande démocratique et à un besoin de modernisation institutionnelle. C’est pourquoi la contestation sociale est tout de même largement retombée dans le pays depuis fin 2011, même si la crise sociale perdure et que la jeunesse reste trop désœuvrée.
Cette nouvelle Constitution est un progrès au regard des normes internationales : primauté du droit, indivisibilité des droits de l’homme, supériorité des conventions internationales, séparation – et équilibrage des pouvoirs, même avec ceux du Roi, sont quelques uns des principes constitutionnels inscrits dans le marbre. Le mot droit est employé 60 fois, la charia – nous y reviendrons – 19 fois, les droits des femmes 14 fois. La régionalisation arrive en force dans l’édifice constitutionnel, donnant un crédit solide à toutes les politiques en cours de rééquilibrage entre les régions. Quelques pépites comme l’exception d’inconstitutionnalité introduisent de vrais mécanismes libéraux, au sens tocquevillien du terme.
Les libertés fondamentales y occupent un tiers du texte, les droits des femmes une douzaine de dispositions nouvelles. De nombreux conseils de régulation et de bonne gouvernance sont créés… Une spécialité marocaine diront certains. Enfin, les pouvoirs du roi sont fortement rationalisés.
Il reste aux dirigeants politiques à adopter des lois organiques annoncées par la Constitution, mais il semble bien, malgré quelques déceptions (la liberté de conscience n’est pas reconnue explicitement) que l’édifice politique ait retrouvé un cadre adéquat pour que la société marocaine avance de façon apaisée.
La figure tutélaire du Roi, que d’aucuns appellent un tabou à ne pas discuter, le talent constitutionnaliste du Royaume ont permis de digérer le printemps arabe de façon douce et progressive. Telle est la première dimension de la synthèse marocaine.
Un Islam du vivre-ensemble
Quelle place tient l’Islam dans la société marocaine ? C’est l’autre élément clé de la synthèse, de l’alchimie marocaine. Ce point est difficile à comprendre dans des pays laïcs et sécularisés comme la France. Mais il est fondamental… Nous pensons que la raison majeure pour laquelle le Maroc connaît une transition en douceur est liée, autant voire plus encore qu’à la figure du Roi, à la conception elle-même modérée de l’Islam dans le royaume chérifien.
Certes, la nouvelle Constitution marocaine cite abondamment la charia. Plus que dans la nouvelle Constitution égyptienne, et alors que la société tunisienne a su imposer aux islamistes constituants son retrait de la nouvelle Loi fondamentale. Et pourtant, il est clair au Maroc que la mention de l’Islam et plus particulièrement de la charia renvoie plus à l’identité nationale qu’à la moindre implication juridique.
Par exemple, dans la nouvelle Constitution, la distinction est clairement faite, concernant le Roi, entre son pouvoir politique et le Commandeur des Croyants qui est comme sécularisé. Les deux corps du roi, théorie célèbre du philosophe Ernst Kantorowicz, sont clairement incarnés et séparés en la personne de Mohammed VI. La relation entre le politique et le religieux peut ainsi se résumer dans la maxime proposée par Baudouin Dupret, directeur du Centre Jacques Berque de Rabat : « le Roi ne peut autoriser ce qui a été interdit formellement par la charia ni interdire ce qu’elle prescrit formellement ». Ceci dit, la charia et le corpus doctrinal islamique sont loin d’être figés et univoques. Mais il n’en demeure pas moins que des évolutions comme celle de la Moudawana, le code de la famille, il y a dix ans, ou, nous l’espérons l’abolition à venir de la peine de mort – nous avions déjà dit en 2007 à Rabat notre conviction que le Maroc serait le premier pays arabo-musulman à abolir la peine capitale -, supposent des contorsions théologiques complexes. Mais elles sont possibles et c’est pourquoi nous réaffirmons ici et maintenant, en 2014, notre conviction que, oui, le Maroc, sera le premier pays arabo-musulman à abolir la peine de mort car l’Islam offre toutes les solutions doctrinales pour qu’il en soit ainsi.
Mais la question de l’Islam dans la société marocaine dépasse évidemment l’enjeu constitutionnel. L’enjeu est culturel. Nous pouvons dire que si l’Islam modéré, l’Islam du juste milieu, a une patrie – peut-être point la seule, certes -, ce serait le Maroc.
La raison nous en est donnée par Ahmed Abbadi, secrétaire général de la Rabita Mohammadia des oulémas, le think tank qui conseille le Roi du Maroc comme Commandeur des croyants sur toutes les questions théologiques. Au Maroc, les préceptes de l’Islam sont, et depuis des siècles, interprétés, actualisés dans un processus institutionnel très organisé autour du Roi. La Commanderie des Croyants, le Roi, est l’arbitre et le régulateur de toutes les questions religieuses nouvelles – les fatwas, et prend ses décisions après un long processus de consultation d’instances et de facultés théologiques qui l’entourent.
Si le Roi est le « dôme de l’édifice religieux », comme le dit Ahmed Abbadi, les oulémas en sont le socle. Les oulémas, à savoir les savants de l’Islam, conseillent le Roi et forment les docteurs et prédicateurs de l’Islam. Au Maroc, ceux qui savent ont le dessus sur les prédicateurs. Deux fois par an, les imams des 50.000 mosquées du royaume suivent une formation théologique continue dispensée par les oulémas. L’institution traditionnelle a préservé son autorité tant auprès des imams que de la population. D’où cette stabilité religieuse.
Sur le fond doctrinal, c’est un Islam de la raison qui inspire les choix théologiques. Les oulémas et le Commandeur des croyants privilégient toujours la prise en compte du contexte et des intentions sur la lettre des textes originels. Les finalités des actes, la responsabilité de chacun, la prise en compte du devenir de chaque acte gouvernent les positions prises dans les fatwas, au demeurant peu nombreuses. Autre point clé : les évolutions majeures sont aussi soumises au débat public avant d’être tranchées doctrinalement.
Ahmed Abbadi va plus loin : « la finalité des finalités de toute religion est de garantir la joie ici et au-delà [ce en quoi Monsieur Abbadi se révèle spinozien]. L’islam marocain unit les deux portes, celle de la majesté, du faire et du ne pas faire, du licite et de l’illicite, mais aussi la porte de la beauté et de la joie. »
Bref, des institutions traditionnelles et éclairées dominent l’Islam au Maroc et expliquent que la vague d’islamisme radical qui gagne le monde musulman épargne assez largement le royaume chérifien.
Dernier point : le Roi du Maroc est le Commandeur des croyants, et non le commandeur des musulmans. Les juifs du Maroc reconnaissent aussi le Roi comme Commandeur des Croyants.
L’enjeu n’est pas que marocain : si le Commandeur des croyants n’a aujourd’hui plus guère d’autorité que sur les Marocains, le Maroc est un des seuls pays autres que ceux du Golfe qui forment des imams de toute l’Afrique, offrant un modèle alternatif au sunnisme wahhabite.
Dans cette alliance des spiritualités modérées que nous prônons nous-même, le Maroc, l’université d’Al-Azhar, le Sénégal, la France, oui la France, gagneraient à agir de concert pour offrir aux jeunes croyants une vraie alternative aux surenchères djihadistes qui ont aujourd’hui le vent en poupe dans les médias.
La question sociale
Mais restons au Maroc… Le Maroc vit une grande transition accélérée mais en douceur. Les résistances internes sont nombreuses mais minoritaires : on le voit par exemple dans le corps des magistrats avec encore des décisions de justice parfois liberticides qui tombent régulièrement, notamment contre la presse.
Reste le talon d’Achille : la question sociale. Un travail de longue haleine est certes entamé mais beaucoup de critiques, notamment dans les réseaux du « mouvement du 20 février » qui avait déclenché le printemps arabe au Maroc, mettent en exergue les inégalités sociales.
La transition démographique accélérée marquée par une population très jeune mais aussi une baisse importante des taux de fécondité, l’urbanisation fulgurante, le taux de connexion à Internet le plus élevé d’Afrique imposent aux autorités de faire en sorte que cette alchimie de la réforme (le Parlement adopte de nombreuses lois en matière de libertés formelles) se traduise aussi dans le quotidien des Marocains par l’émergence d’une forte classe moyenne, la valorisation du rôle et de l’autonomie économiques des femmes, la baisse du chômage des jeunes, des progrès dans l’alphabétisation, notamment en zones rurales, et une meilleure répartition des ressources, notamment entre les régions du royaume. La pérennité de cette alchimie marocaine n’en sera que renforcée.
Michel Taube
le 30 juillet 2014
Cet article est notamment inspiré de deux colloques tenus en juin à Paris :
– « les réformes au Maroc », organisé conjointement par l’Académie Diplomatique et le CERSS, centre d’études et de recherches en sciences sociales de Rabat, coordonné par Agnès Levallois.
– « Mieux vivre ensemble dans des sociétés en mutation : Religions et transformations Sociétales au Maroc et en France», organisé par l’Ambassadeur du Maroc en France, Monsieur Chakib BENMOUSSA.