Il existe en argot militaire américain un acronyme à l’humour grinçant pour désigner une situation chaotique : F.U.B.A.R (Fuck Up Beyond All Recognition) que l’on pourrait librement et poliment traduire par : un indescriptible foutoir. Tel est le paysage du monde arabe un peu plus de trois ans après l’incendie allumé par l’immolation d’un petit marchand ambulant de Sidi Bouzid, Tunisie.
Montons à bord d’un tapis volant blindé et survolons la région d’ouest en est. Observons ce champ de ruines laissées par l’effondrement d’Etats-nations autoritaires et que se disputent de nombreuses forces politiques et religieuses centrifuges.
L’effondrement régional
La Lybie est livrée aux seigneurs de la guerre, ses sables mouvants ont déstabilisé toute la région sahélienne, ils menacent la Tunisie, l’Algérie, l’Egypte. Cette dernière connaît une guerre civile de basse intensité où s’affrontent le pouvoir militaire et la confrérie des Frères Musulmans. La minorité chrétienne copte est rituellement persécutée, le Sinaï est ravagé par les combats qui opposent l’armée aux groupes salafistes-djihadistes dont le plus important, Ansar Beit al-Maqdis, vient de prêter allégeance à l’organisation de l’Etat Islamique (EI).
A Gaza vient de s’achever un nouvel épisode guerrier entre le Hamas et Israël au résultat classique : semblant de victoire militaire pour l’Etat hébreu, illusion de victoire politique pour les islamistes. Le conflit a cependant confirmé la réconciliation entre le Hamas et l’Iran, le Hezbollah s’est même fendu de quelques tirs de Katioushas (lance-roquettes) sur la haute-Galilée : tirs symboliques pour conflit symbolique, la milice pro-iranienne qui sait viser juste lorsqu’elle se bat en Syrie s’est bien gardée de ne toucher que des cailloux israéliens.
Le front du Golan syrien occupé par Israël, stable de 1974 à 2011, est périodiquement agité par des combats : tout récemment des tirs ont été échangé entre l’armée israélienne et le groupe Jabhat al-Nosra (affilié à al-Qaïda) chassé de la vallée de l’Euphrate par l’organisation de l’Etat Islamique.
Au début du soulèvement en Syrie, les partisans de Bachar al-Assad, qui tentaient de reprendre le contrôle de la situation en usant d’une violence débridée, appuyaient leurs actions par des slogans horrifiques comme celui-ci : « Bachar ou on casse le pays ! ». Il ne s’agissait certes pas de vaines paroles, mais c’était encore une litote, car trois ans plus tard ce n’est pas seulement la Syrie qui est cassée mais aussi l’Irak.
L’effondrement des structures étatiques de ces nations et de celui de la volonté du vivre ensemble constitue le plus grand bouleversement géopolitique que la région ait connue depuis celui qui avait découlé de la chute de l’empire Ottoman. Pire, aujourd’hui il s’accompagne de déplacements forcés de population, d’épuration ethnique et confessionnelle, de tentatives de génocide.
Sept zones en conflit sur les ruines de deux Etats-nations
Des décombres émergent pour le moment sept zones, quatre dans l’ex-Syrie et trois dans l’ex-Irak :
– la Syrie al-Assad, baptisée cyniquement par le régime « Syrie utile », centrée sur la région littorale dont la population a explosé du fait des migrations internes, occupe aussi une bande nord-sud qui va d’Alep à Deraa en passant par Hama, Homs et Damas. Largement purgée de l’élément sunnite, cette zone regroupe les minorités confessionnelles qui autour du noyau alaouite constitue la base sociale du régime al-Assad. Terrifiée par la perspective d’une domination de la majorité sunnite, cette base sociale s’est fortement mobilisée et a consenti des sacrifices impressionnants : environ quatre-vingt mille morts au combat. Malgré cette saignée, la « Syrie utile » ne doit son existence qu’au secours décisif que lui a apporté l’Iran sur le plan économique comme militaire.
– l’espace encore tenu par la rébellion armée forme également une verticale nord-sud, allant de la frontière turque à la frontière jordanienne. Il se réduit comme une peau de chagrin sous la poussée vers l’est des forces pro-régime et vers l’ouest des partisans de l’EI. A Alep, les Forces Syriennes Libres sont menacées d’encerclement.
– les zones kurdes : la principale se trouve à l’extrême nord-est dans la zone dite du « Bec de canard » située entre la Turquie et l’Irak. Il y aussi des « poches » le long de la frontière turque dont les principales se situent l’une au nord-ouest d’Alep autour de la ville d’Afrin, l’autre au nord-est d’Alep. Ces zones sont contrôlées par le Parti de l’Union Démocratique (P.Y.D.) et défendues par sa force d’autodéfense les Y.P.G (Unités de défense du peuple).
Face à la menace de l’E.I, les Y.P.G se sont coordonnées avec les forces armées du Gouvernement Autonome Kurde d’Irak. Elles font également cause commune avec les rebelles Syriens qui s’opposent à l’EI.
– le Kurdistan d’Irak est le grand bénéficiaire de l’effondrement des Etats syrien et irakien. Sa dénomination de Gouvernement Autonome n’est plus qu’une fiction diplomatique dont l’utilité pourrait vite disparaître. Il dispose en effet de tous les attributs d’un Etat sur les plans économiques, militaires et politico-diplomatiques. Seule réussite récente du concept d’Etat-nation dans une région où celui-ci tend à s’effacer, l’existence du Gouvernement Autonome Kurde est considérée comme indispensable.
Rien ne l’a mieux démontré que la levée de bouclier qui a suivie l’attaque du proto-Etat kurde par l’organisation de l’Etat Islamique, alors que depuis trois ans le président des Etats-Unis, Barack Obama avait fermé les yeux sur toutes les atrocités: de l’utilisation des armes chimiques par le dictateur syrien aux méthodes dignes des Einsatzgruppen de l’EI (troupes allemandes spéciales chargées sur le front de l’est pendant la seconde guerre mondiale de l’assassinat systématique des ennemis désignés du 3ème Reich nazi : juifs, commissaires politiques bolchéviques, résistants), la réaction a été immédiate lorsque la capitale kurde Erbil s’est trouvé menacée.
Les Européens ont suivi avec enthousiasme pour aider à protéger Erbil et même l’Iran, qui n’est pas tout à fait à l’aise avec la perspective d’un Kurdistan indépendant, s’est dépêché d’expédier des armes.
– depuis qu’il a perdu le contrôle sur tout le nord-ouest du pays au profit de l’EI, le pouvoir de Bagdad n’a plus de fédéral que le nom. Le problématique condominium informel établi par les Etats-Unis et l’Iran en Irak n’a pas survécu au retrait américain. Bénéficiant de tout le poids stratégique de son voisin et mentor persan, le pouvoir de Nouri al-Maliki a vite tombé le masque : tout le pouvoir aux chiites et persécution en règle pour les sunnites contestataires. Cette politique délibérément sectaire n’était sans doute pas étrangère à la volonté du régime de Téhéran d’annuler la seule réussite de la période d’occupation américaine : le « Surge », l’envoi de renforts militaires mis en œuvre par le général Petraeus qui avait à grand frais réussi à unir milices tribales sunnites et gouvernement de Bagdad dans un combat commun et finalement victorieux contre al-Qaïda en Irak.
Ce qui devait arriver arriva : les arabes sunnites se sont soulevés en masse au début de l’année créant un appel d’air dans lequel l’organisation jihadiste de l’EI s’est engouffrée.
– l’Etat Islamique qui a réussi l’exploit inédit de faire fondre des frontières de cent ans d’âge n’est pas, ou pas seulement, un diable tout droit sorti du brouillard des guerres syriennes et irakiennes. Son pouvoir d’attraction tient à des causes plus profondes, dont il suffira de mentionner, selon nous, la principale : l’échec politique global des Etats-nations inspirés des modèles occidentaux qui dans leur versions locales ont dégénéré en régimes autoritaires voire franchement totalitaires comme dans la Syrie et l’Irak baassistes. Ce n’est pas un hasard si ce sont justement ces deux Etats qui se sont effondrés sous le poids de leurs contradictions internes accentuées par les rivalités régionales.