Tout est vrai et tout est faux. Dans un pays très jeune et de peu d’expérience, qui donne parfois l’impression d’avoir perdu sa raison d’être et sa joie de vivre, les Slovènes se sentent de plus en plus déchirés. Sans grands points de repère communs, ils se perdent dans des mesquineries et des faits d’apparence anecdotiques. Mais avec quelle passion !
Dans les cercles politiques, dans les médias, au café du coin, on débat depuis des semaines de « l’auto-proposition », l’auto-candidature de notre ex-première ministre Alenka Bratušek au poste de commissaire européenne. Se promouvoir soi-même quand on est encore à la tête du gouvernement, c’est détestable, et fait, tout au moins, peser des soupçons de corruption (la Commission de prévention de la corruption est en train de le vérifier).
Mais ce qui choque le plus les Slovènes, ce qui pour eux est pour le moins malvenu et inacceptable, c’est que Madame Alenka Bratušek ne maîtrise pas l’anglais… .
Ainsi Alenka Bratušek est très moquée pour son anglais. Même ceux qui n’ont aucune raison d’être fiers de leur slovène, qu’il soit parlé ou écrit, et qui n’ont aucune affinité avec les langues étrangères, ni même avec la « lingua franca » actuelle (il y en a encore, oui), ceux-là lui reprochent d’être nulle en anglais. Parler couramment anglais, c’est essentiel, affirment les habitants de ce pays lilliputien où l’on prend les langues étrangères très au sérieux, au point d’en oublier que l’anglais n’est, somme toute, qu’un outil. Ce tohu bohu est certes le lot des petites et jeunes nations. Imagine-t-on une telle agitation en France, en Allemagne, en Italie ou bien en Espagne ?
Cette réputation n’est, bien sûr, pas infondée. Tout le monde se souvient de l’interview televisée qu’Alenka Bratušek avait donnée pour CNN au début de son mandat au printemps 2013, et où il est vrai qu’elle ne s’était pas montrée très à la hauteur du point de vue linguistique. Il n’est donc pas étonnant que, dans la jeune mémoire collective slovène, la forme ait prévalu sur le fond : on a retenu son (mauvais) verbe (anglais), en oubliant complétement ce qu’elle nous avait dit à propos du temps nécessaire à la Slovénie pour sortir de la crise.
Vive, donc, les sarcasmes à la slovène !
Non, il n’est pas facile d’être Slovène, surtout quand on est ambitieux, en politique ou ailleurs. Ici, on adore trop ce qui est moyen, tout en le méprisant. On exige l’égalité (au sens négatif du mot, surtout quand il s’agit de l’argent), mais on se considère toujours comme meilleur qu’autrui, voire supérieur. Plus intelligent, plus capable, avec plus de talent et de mérite. Que crève la vache du voisin ! Telle est notre maxime.
Quoi qu’il en soit, à 44 ans, Alenka Bratušek (qui a visiblement amélioré son anglais) doit rejoindre la Commission européenne à l’invitation de Jean-Claude Juncker, le nouveau président de la Commission européenne. Elle est candidate à la vice-présidence en charge de l’énergie. Le portefeuille qui lui est attribué est important, il y aurait tout lieu d’en être fier et de lui souhaiter bon courage.
Nul n’est prophète dans son pays
Si elle n’est pas du tout apppreciée en Slovénie, où règne une mentalité villageoise, il semble, au contraire, qu’elle jouisse d’une certaine réputation dans les cercles européens, où il est toutefois évident que la perspective est complètement différente. Certains hommes politiques slovènes rêvent toujours de trouver des moyens – légaux bien sûr – de la rapatrier avant même le début de son mandat et d’envoyer à Bruxelles un autre candidat ou une autre candidate, plus à la hauteur. Car ils sont nombreux à aspirer à ce poste prestigieux (et bien payé comme on ne cesse de le répéter, non sans vulgarité), notamment l’inoxydable Karl Erjavec, promu Ministre des affaires étrangères dans le nouveau gouvernement de Miro Cerar.
Mais peut-être pense-t-on à l’étranger qu’Alenka Bratušek ne s’est finalement pas si mal débrouillée en tant que première ministre, car l’année dernière elle est parvenue à éviter l’arrivée de cette « troïka » que tout le monde craignait. Avec son programmme de rigueur, elle a réussi à rassurer la communauté internationale sans toutefois, il est vrai, éviter la dégradation sociale et morale du pays : le secteur public n’a pas (trop) souffert, à la différence du secteur privé, le processus de privatisation d’une quinzaine d’entreprises publiques a été lancé et la perspective de faillite des banques malades a été conjurée.
Mais si l’on en croit le fiasco aux élections législatives anticipées du mois de juillet, elle n’a pas du tout convaincu ses concitoyens. Lors de ces élections, sa toute nouvelle formation politique de centre-gauche, l’Alliance d’Alenka Bratušek, n’a recueilli que 4,34 % des voix et n’est entrée au Parlement qu’avec 4 députés. Comme elle est devenue politiquement très petite, voire marginale à Ljubljana, il n’est qu’à espérer qu’une fois à Bruxelles elle se libère des complexes slovènes, pour le bien des Européens et Européennes.
La politique slovène donne parfois l’impression d’une commedia dell’arte à l’italienne… Tout y est décomposé, tout y est remis en question : l’Etat de droit, l’éthique, la morale, même le bon sens. Tout est vrai et tout est faux.
Il n’y a rien de plus triste qu’une comédie ratée, surtout quand on a l’impression d’être bloqué, comme l’est la Slovénie, au carrefour des innombrables opportunités qui nous sont offertes par l’époque actuelle.