Sana Ghenima, chef d’entreprise et présidente du réseau Femmes et Leadership, décrypte pour nous les enjeux économiques de la transition et le rôle capital que les femmes doivent y jouer.
La révolution en Tunisie s’est articulée autour du slogan « Emploi, Liberté, Dignité». Les Tunisiens se sont unis autour de la revendication d’une meilleure répartition des richesses entre les différentes régions et classes sociales. La classe moyenne, colonne vertébrale du développement depuis l’indépendance, subissait un essoufflement important avec l’arrêt de l’ascenseur social basé sur l’éducation et la méritocratie.
En 2010, avec un taux de croissance d’environ 5%, on dénombrait 600.000 chômeurs, parmi lesquels 250.000 diplômés de l’enseignement supérieur dont 70% de femmes. Le niveau moyen de l’activité des hommes se révèle trois fois plus important que celui des femmes. Chez les jeunes, le taux d’activité des hommes est sept fois plus important que celui des femmes : 55%Hommes et 18% Femmes. Jusqu’à 2010, le taux de chômage s’établissait autour de 13 à 14%, il est monté en flèche en 2011 pour dépasser 18%. L’augmentation du chômage des diplômés a été le plus spectaculaire, il est passé, entre 1984 et 2011, de 2,3%à 29,2%. Le taux de chômage élevé des jeunes constitue le principal problème politique, économique et social en Tunisie.
Qu’en est-il des aspirations du peuple près de 4 ans après la révolution ?
Les dernières données du 1er trimestre 2014 montrent la gravité de la situation économique et financière en Tunisie. Le taux de croissance du PIB de 2014 a été révisé à 2,8% au lieu de 3,5% prévus. La baisse de l’investissement, à la fois privé et public, a pour résultat un taux d’investissement de 20% seulement du PIB. Le pays vit la quatrième année consécutive de croissance faible (2% en moyenne par an), une première dans l’histoire économique tunisienne. Les secteurs qui continuent à produire au même rythme sont les industries alimentaires liées à la demande interne. Par contre, la production de l’énergie, des mines, des matériaux de construction, des industries chimiques, des industries textiles et cuir, reste inférieure à son niveau de l’an 2010. Les grèves et les départs des entreprises étrangères (plus de 250 en 2012) ont aggravé la situation.
Cette situation illustre l’essoufflement du modèle d’industrialisation adopté en Tunisie depuis 1972, lorsque le système off-shore a donné naissance à un tissu industriel à faible valeur ajoutée mais à forte utilisation d’emplois non qualifiés et localisés sur le littoral, proche des ports d’exportation.Dans le secteur des services, le plus sinistré est celui du tourisme.
Un faible niveau d’investissement
La baisse de l’investissement à la fois privé et public a pour résultat un taux d’investissement de 20% seulement du PIB. Ce taux est très bas surtout que près de la moitié est allouée à la construction et aux travaux publics. Il ne reste donc pas suffisamment de moyens pour les équipements et les outils de production, ce qui a pour conséquence d’affaiblir la capacité de production du pays et bloquer le recrutement et l’emploi.
Le secteur industriel tunisien a été très touché par la stagnation de la production et par la baisse des investissements de 12% depuis 2010 localisée notamment dans l’énergie et les industries textiles. D’ailleurs les concours du système bancaire à l’économie ont ralenti (0,8% de croissance sur les deux premiers mois de 2014), ce qui illustre la faiblesse de l’investissement.
Une productivité en régression
La productivité globale des facteurs est devenue décroissante (-0,4% en 2013), cela est le cas depuis 2010. La production ne suit plus le rythme de disponibilité des facteurs. Sa baisse montre donc une sous utilisation : des travailleurs engagés mais qui travaillent moins et des machines sous utilisées, alors que la demande existe puisque les prix augmentent fortement en Tunisie (6% par an alors que l’inflation mondiale est entre 1% et 2%). Ceci est la conséquence directe de deux facteurs principaux : les mouvements sociaux revendicatifs après tant d’années de silence et de dictature ; les recrutements massifs, à l’initiative du gouvernement dominé par Ennahdha, dans la fonction publique sans aucune productivité ou création de valeur ajoutée.
Des opportunités pour relancer l’économie
L’appel au capital étranger (IDE) par un nouveau partenariat public-privé dans le domaine du transport, du stockage et de la logistique (ports, aéroports…), de l’énergie (gaz, solaire, éolien), de la finance (banques, assurances, etc.) est fondamental pour réussir la transition démocratique dans une paix sociale et une stabilité pérenne.
Beaucoup d’entreprises étrangères ont quitté la Tunisie après le 14 Janvier 2011 et ceci touche essentiellement les secteurs des industries et des services actuellement. Pour y remédier, les formalités de change doivent être allégées, la stabilité de la monnaie locale doit être défendue. Mais ceci n’est pas suffisant si les partenaires étrangers ne reçoivent pas des incitations.
Il est important de se fixer un objectif d’IDE, par exemple ¼ des investissements, dont la moitié pour les grands projets de partenariat public-privé (une partie du secteur public actuel) et privé national-privé étranger (immobilier, tourisme, services).
Une augmentation rapide des dépenses publiques
Les dépenses publiques augmentent rapidement suite à l’augmentation de la masse salariale de 13% par an en moyenne sur 3 ans. Ceci est la conséquence aussi bien de la politique de recrutement dans le public aussi bien que de l’augmentation des salaires suites aux revendications syndicales qui ne cessent de s’accroitre.
Par ailleurs, les dépenses de compensation se sont alourdies passant de 1500 MDT en 2010 à 5500 MDT en 2013, soit 3,6 fois en 3 ans !! Par ailleurs, les recettes fiscales augmentent faiblement, le déficit budgétaire est passé de 3% du PIB en 2010 à 6,1% en 2013. Cela alourdit la dette publique, passée de 40% à 45% en 2013. Les prévisions pour 2014 sont plus graves puisqu’il est prévu que le déficit public atteigne 9% du PIB et que la dette publique se rapproche de 50% du PIB.
Les résultats du premier trimestre 2014 montrent une aggravation du déficit commercial avec une baisse des exportations en valeur de 1.8% et une augmentation des importations de 7.9% par rapport à la même période de 2013.
Vers un nouveau modèle économique
La croissance du PIB en 2013 est d’un point plus faible qu’attendu (autour de 2,6% au lieu de 3,6% prévu). Elle est localisée dans le secteur des services, et en particulier les services administratifs, ce qui explique la baisse du taux de chômage à 15,7% contre 16,7% en 2012 .
Cette fausse réduction a été créée par la Troïka au pouvoir (les trois partis politiques de la coalition dirigée par les islamistes), Ennahda ayant recruté ses sympathisants dans tous les rouages de l’administration.
Compte tenu de cette situation de stagnation de la production, le gouvernement actuel de transition a engagé une réflexion pour dégager les réformes nécessaires. Cette réflexion converge avec le débat lancé par les institutions internationales (FMI, BM, BAD) qui ont appelé les autorités tunisiennes à lever les restrictions à l’initiative privée nationale et étrangère.
Le meilleur capital de la Tunisie, ce sont ses femmes
En Tunisie, les femmes instruites constituent un capital humain énorme (par rapport à d’autres pays Arabes et Africains), mais malheureusement sous-utilisé. L’Etat Tunisien a investi sur ce capital. Mais, hélas, moins d’un tiers des femmes ayant un diplôme supérieur étaient employées.
Compte tenu de tous ces facteurs, parmi les hommes et les femmes interrogés dans plusieurs études, les trois- quart veulent émigrer. Pour remédier à cette vague de désespoir, notre appel va d’abord vers nos pays amis et partenaires économiques traditionnels dont principalement la France. L’aide à la Tunisie passe nécessairement par le soutien économique et social. Les investissements européens sont nécessaires à la relance de la machine économique. La relance du tourisme est un facteur vital pour la Tunisie et l’annulation des mesures restrictives telle que la toute dernière classant la Tunisie parmi les pays dangereux pour les ressortissants français.
La Tunisie veut et tient à réussir cette transition. Les femmes et les jeunes sont le nerf de la guerre contre le terrorisme et l’éventuelle instauration d’un Etat théocratique rétrograde en Tunisie. Pour cela, nous avons besoin de la compréhension et de l’aide de nos amis et voisins directs, l’Europe, afin de préserver cet espace méditerranéen qui nous a toujours réunis dans l’échange, l’enrichissement mutuel et la tolérance.
(Sources données : KPMG Tunisie, FIPA)
Sana Ghenima, chef d’entreprise et présidente du réseau Femmes et Leadership