Les Tunisiens sont appelés aux urnes d’octobre à décembre pour élire leurs futurs gouvernants dans un paysage politique qui a profondément changé depuis la « Révolution de jasmin », déclenchée en janvier 2011. Les législatives qui débutent le 24 octobre, sur trois jours, seront suivies des élections présidentielles en novembre. Premières élections en Tunisie depuis la promulgation de la nouvelle Constitution, les enjeux sont cruciaux. Ils sont d’ordre politique, économique et social, mais idéologique aussi. Ces scrutins marquent à n’en pas douter l’aboutissement de trois années de transition et placent la Tunisie à la croisée des chemins. Pourtant l’enthousiasme qui prévalait dans le pays qui a déclenché les printemps arabes semble s’être étiolée, les Tunisiens sont déçus et, surtout, ils semblent douter.
Une Tunisie tout autre depuis 2011
Ce découragement est, en apparence du moins, paradoxal. Depuis 2011, la Tunisie est tout autre et nombreux sont ceux qui estiment que, comparée aux voisins égyptiens, algériens et libyens, la Tunisie est le seul pays qui a pu accoucher d’une réalité démocratique. La Constitution de l’indépendance de 1958, remodelée à plusieurs reprises par les dirigeants de l’ancien régime, Bourguiba et Ben Ali, a été suspendue dans l’euphorie générale. Plus d’une centaine de partis ont été reconnus et, en octobre 2011, les citoyens tunisiens ont été appelés à élire une Assemblée Nationale Constituante (ANC) chargée de rédiger la Constitution de la IIème République. L’élan vers les urnes fut exceptionnel. En voyant les files d’attente interminables devant les bureaux de vote tunisiens, on ne pouvait s’empêcher de penser aux images des premières élections démocratiques en Afrique-du-Sud, et d’y voir l’espoir de grands changements. Mais c’était il y a trois ans…
La guerre civile évitée de justesse
En 2011, le parti islamiste Ennahda, fort de son image d’opposition au régime de Ben Ali et s’appuyant sur son réseau militant, avait largement remporté le scrutin face à une opposition divisée (89 sièges sur un total de 217). Ennahda espère à nouveau emporter les législatives de 2014 mais doit défendre un bilan difficile. L’exercice du pouvoir s’est avéré être une expérience ardue. Non seulement Ennahda a donné de sa conception du pouvoir une image hégémonique, intransigeante et inefficace, notamment en termes économiques, mais son mandat a été ponctué par un climat de grande violence avec les assassinats successifs de deux leaders politiques en 2013. De l’enthousiasme de la Révolution, la Tunisie est passée au bord du gouffre de la guerre civile.
Le pire a pourtant été évité. Le « Dialogue National », regroupant partis politiques, syndicats et acteurs de la société civile a réussi à convaincre Ennahda de quitter le gouvernement au début de l’année au profit d’un « gouvernement technocratique de transition ». La promulgation de la Constitution, une loi et un calendrier électoral ainsi qu’un niveau de violence moindre, en tout cas perçu comme telle, auraient dû susciter un certain enthousiasme chez les Tunisiens pour les élections à venir.
La situation est d’autant plus encourageante que les deux partis dominants la vie politique tunisienne, Ennahdha et Nidaa Tounes ou « Appel de la Tunisie », principale force d’opposition, ont su tempérer leurs positions respectives et accepté, dans l’intérêt général, une relation de coordination et de concertation.
Un modèle de société en jeu
Mais à l’approche des élections de dimanche, le ton des sociaux-démocrates de Nidaa Tounes s’est de nouveau durci. Le parti de l’ancien Premier ministre des débuts de la transition, Béji Caïd Essebsi, conteste la loi électorale et accuse Ennahda de tout faire pour disperser les voix et leur permettre de préserver leur place de premier parti, ce qui leur permettrait de désigner le chef du prochain gouvernement. Dimanche prochain, les Tunisiens devront en effet choisir les 217 membres de leur première Chambre des représentants du peuple parmi un nombre exorbitant de listes électorales, 1 327 exactement.
Au-delà de cette mathématique électorale, la vraie question posée est celle d’un modèle de société. Béji Caïd Essebsi donne le ton : « Les Tunisiens vont trancher entre deux conceptions de la vie. Celle qui a laissé la porte ouverte au terrorisme, dont le développement a été favorisé par le laxisme des gouvernants, si ce n’est plus. […] Sur l’autre bord, Nidaa Tounes vous propose de faire rallier la Tunisie à la voie du progrès, celle de la Tunisie du XXIe siècle».
Face à ces attaques, Ennahdha et son dirigeant Rached Ghannouchi prônent le consensus car « le processus de transition n’est pas encore solide et ne pourrait résister aux tiraillements ». Ennahdha semble tout faire pour changer radicalement son image de parti autoritaire et répète a satiété sa croyance aux valeurs démocratiques. De nombreux Tunisiens doutent de la sincérité de tels discours. Ils y voient avant tout une tactique, qui en défendant le consensus et les valeurs démocratiques, élude aussi bien le bilan d’Ennahda au pouvoir que le choix sociétal sous-jacent. Il n’aurait pour objectif que de mener le parti au pouvoir pour mettre en œuvre une politique beaucoup moins démocratique.
Incertitude économique et sécuritaire font douter les Tunisiens
Face à cette alternative, les Tunisiens hésitent. Les sondages les plus récents donnent entre 40% et 60% d’indécis. Mais surtout un sondage récent du Pew Research Center, publié le 15 octobre, révèle que seulement 48% des Tunisiens pensent que la démocratie est la meilleure forme de gouvernement alors qu’ils étaient 68% à le penser en 2012.
Cette défiance s’explique certainement en partie par la situation économique. Ils sont 88% à penser que la situation économique est « mauvaise », 56% à penser qu’elle est « très mauvaise ».
La méfiance s’explique peut-être aussi par le retour de certains dirigeants appartenant à l’ère Ben Ali et au parti Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD) honni par la population. Nidaa Tounes leur a largement ouvert ses portes. Dès sa création, en 2012, Béji Caïd Essebsi, qui revendique l’héritage progressiste du père de l’indépendance Habib Bourguiba, a rassemblé des indépendants, des syndicalistes, des militants de gauche mais aussi des partisans de l’ancien président.
Présents aussi dans d’autres partis, tous les anciens du régime se disent « destouriens », en référence à l’héritage d’Habib Bourguiba – des droits des femmes à l’éducation en passant par la construction d’un Etat moderne. Et même si tous mettent aussi en avant leur expérience d’hommes d’Etat rompus à la gestion du pays, on comprend le sentiment de désenchantement que certains Tunisiens peuvent éprouver face à de tels retournements de situation.
Le même sondage révèle en outre que 62% des Tunisiens pensent qu’il est plus important d’avoir un gouvernement stable – quitte à ce qu’il soit « sans démocratie » – qu’avoir un gouvernement démocratique instable. On comprend que l’incertitude, liée à la violence – assassinats de l’année 2013 mais aussi terrorisme exercé par des mouvements internationaux dans la région – et à l’économie conduise les Tunisiens à demander avant tout la stabilité.
Les Tunisiens sont fondamentalement attachés à la loi et aux élections libres
Pourtant la situation est plus complexe qu’il n’y paraît. Certes, le mécontentement prévaut, mais les Tunisiens sont fortement attachés aux droits et aux institutions. Neuf Tunisiens sur dix considèrent qu’il est primordial d’avoir un système judicaire garantissant l’égalité devant la loi et autant estiment que la tenue d’élections libres et justes est essentielle.
Mais si les Tunisiens s’accordent tous sur ces piliers de l’Etat de droit, la situation n’est alors peut-être pas aussi précaire et fragile qu’il n’y paraît. Finalement l’enjeu et le véritable danger de dimanche prochain seraient ailleurs : que la dispersion des candidats mais surtout le sentiment justifié de découragement fassent oublier que l’avenir de la Tunisie dépend de ce scrutin.
Gageons que jusqu’à dimanche il y aura foule dans les bureaux de vote.