Cela va bientôt faire quatre ans que par un soir de janvier 2011 le Président tunisien Zine el-Abidine Ben Ali quittait le pouvoir – et son pays – sous la pression des imposantes manifestations populaires et sur les recommandations de l’armée et de ses proches. Un événement marquant l’entrée de la Tunisie dans « la révolution du jasmin », un mouvement de contestation qui s’étendra cette année-là à une grande partie des pays du monde arabe, ayant raison d’Hosni Moubarak en Égypte et de Mouammar Kadhafi en Libye après un épisode de guerre civile.
Mais lorsqu’un régime autoritaire, voire une dictature, en place depuis plusieurs décennies, chute du jour au lendemain, la question de la transition est plus cruciale encore que celle du départ d’un leader impopulaire. C’est là toute l’énigme qui plane encore sur Tunis, où, la nouvelle Constitution adoptée, une « Assemblée des représentants du peuple » sera élue ce week-end dans 33 circonscription, pour renouveler les 217 députés de l’assemblée constituante. Deux jours de vote cruciaux qui dessineront la Tunisie de demain.
Quelle majorité au pouvoir ?
La fin de l’ère « Zaba » (Zine el-Abidine Ben Ali) était aussi celle d’un système où le Rassemblement Constitutionnel Démocratique, le parti de ce dernier, ne laissait aucune place à l’opposition. En novembre 2011, les premières élections législatives pour élire une Assemblée constituante avaient donné une image d’un paysage politique assez morcelé. Le parti arrivé en tête, à savoir les islamistes d’Ennahdha (« Renaissance » en arabe), n’avaient rassemblé « que » 89 sièges, soit 40% de l’hémicycle et avaient dû s’allier aux socio-démocrates laïcs d’Ettakatol et du Congrès Pour la République pour former une troïka capable de former une majorité et de soutenir l’action d’un chef du gouvernement.
Trois ans plus tard, la troïka semble être un souvenir : début 2014, après les assassinats des leaders politiques du Front Populaire Mohamed Brahmi et Chokri Belaïd et d’imposantes manifestations, le gouvernement de la troïka démissionne, et les rênes du pouvoir sont confiées à un gouvernement de technocrates apolitiques, mettant fin à une période de mésentente des trois partis au pouvoir.
S’il est encore difficile de prédire les résultats des élections législatives, il fait peu de doutes qu’Ennahdha, qui bat campagne avec l’intention de faire oublier son bilan et son radicalisme religieux,devrait voir sa majorité relative s’effriter, plusieurs sondages l’été dernier les situant autour de 20% d’intentions de vote. Ce qui les relègue derrière le nouveau parti Nidaa Tounes (« Appel de la Tunisie ») de l’ancien premier ministre Beji Caïd Essebsi, 87 ans, donné favori, qui avait gouverné le pays entre le départ du Président Ben Ali et les élections de novembre 2011. Cette formation, qui regroupe plusieurs anciens cadres bourguibistes de gauche met l’accent sur la relance de l’économie, l’emploi des jeunes et les préservations des libertés, notamment politiques et religieuses. Reste à voir si les autres formations seront prêtes à s’allier avec ce parti encore jeune, créé en 2012, et difficile à situer sur l’échiquier politique. Au centre-gauche, aussi, Al Massar, (« La voie démocratique et sociale »), qui est sur une dynamique de ralliement de députés depuis trois ans, tentera d’amplifier cette dynamique et de faire mieux que les 10 députés actuellement présents dans la chambre sortante.
Endeuillé par les assassinats de ses leaders Chokri Belaïd (février 2013) et Mohamed Brahmi (juillet 2013), le Front Populaire tunisien, regroupant douze partis de gauche depuis 2012, compte aussi faire entendre ses revendications. A l’instar d’Ettakatol et du Congrès pour la République, qui doivent assumer le bilan de la Troïka tout en proposant une alternative crédible pour que sa voix émerge de la mêlée des nombreuses listes. Au centre, Al Joumhouri (« La république »), qui a succédé au Parti démocrate progressiste, dirigé par l’opposant historique de M. Ben Ali, Ahmed Néjib Chebbi, tentera de renforcer sa présence dans la chambre, ne disposant que de 7 sièges dans l’Assemblée constituante.Une tâche difficile, sachant qu’un des partis de la coalition, Afek Tounes, dirigé par l’ancien ministre Yassine Brahim, fera cavalier seul à ces législatives pour faire porter sa voix libérale. Enfin, le Mouvement Destourien, dirigé par l’ancien Premier Ministre de Ben Ali (1989-1999) Hamed Karoui, tentera de proposer un programme d’inspiration bourguibiste au-delà des clivages gauche-droite, mais devra travailler dur pour se distinguer de l’héritage de M. Ben Ali.
Un véritable test pour la nouvelle Constitution ?
La nouvelle Constitution, entrée en vigueur en janvier dernier, a une importance notable puisqu’elle devrait régir la vie politique de la Tunisie les années à venir. Conservant un exécutif bicéphale, elle ne prévoit qu’une seule Chambre, l’Assemblée des représentants du peuple, pour régir le système législatif. Si la religion des candidats aux élections présidentielles doit toujours être l’islam, « la liberté de croyance et de conscience » est désormais accordée aux citoyens, et les tentatives de l’aile conservatrice d’Ennahdha d’instaurer la charia ont in fine échoué. Surtout, les droits des femmes apparaissent comme bien plus avancés que dans les pays voisins, vu que, entre autres dispositions, l’État doit « œuvrer à réaliser la parité entre la femme et l’homme dans les conseils élus. »
Enfin, dernier détail important dans la perspective des législatives, une Cour Constitutionnelle est créée, et veillera au respect des libertés fondamentales par les lois votées par l’Assemblée, tandis qu’un système proche de la Question Prioritaire de Constitutionnalité à la française peut permettre à un citoyen de recourir au contrôle constitutionnel dans un procès.
Le pouvoir législatif se trouve donc à la fois plus concentré, avec une seule Chambre, mais aussi plus limité, avec la présence de la Cour Constitutionnelle. La voix de chaque député portera donc davantage, tandis que l’élection présidentielle le mois prochain aura aussi une importance non négligeable, puisque le président de la république possède le droit de dissolution. Mais la Tunisie en a fini, du moins sur le papier, avec les pleins pouvoirs confiés au président de la République.
Quel projet économique pour la Tunisie ?
L’économie occupe une place importante dans les débats qui précèdent les législatives d’octobre et les présidentielles de novembre. Alors que la Tunisie était considérée en 2007 comme le pays le plus compétitif d’Afrique, l’instabilité politique et l’insécurité qui ont pris place suite à la révolution de 2010-2011 ont eu un effet extrêmement négatif sur une économie en grande partie dépendante du tourisme. Le chômage est brusquement passé, selon le Fonds Monétaire International, de 13 à 18% entre 2010 et 2011, tandis que les désaccords au sein de la troïka empêchaient toute réforme et relance d’envergure, laissant filer le déficit public de 1 à 7% du PIB entre 2010 et 2013.
De son côté, le dinar tunisien a souffert d’une dévaluation qui n’a pas profité aux exportations du pays, miné par la baisse des investissements directs étrangers. Cependant, on observe une légère reprise de l’activité, le chômage s’est contracté à 15% en 2014, l’inflation à 5% et le nombre de touristes en 2013 a rebondi à un niveau proche de l’avant-révolution (6,3 millions en 2013, contre 6,9 en 2010). Les toutes récentes alertes lancées par le quai d’Orsay à la prudence pour les voyageurs en Afrique du nord et Moyen-Orient ont malheureusement à nouveau freiné le retour des touristes, du moins français.
Nidaa Tounes, favori dans les sondages, propose par rapport à cette situation un plan d’investissement important dans l’éducation, avec l’accent porté sur les secteurs à forte valeur ajoutée (hydrocarbures, tourisme, phosphate) afin de faire de la Tunisie « une plaque-tournante entre le Maghreb, l’Afrique, l’Europe et l’Asie » et d’attirer les investisseurs tout en maintenant une certaine intervention de l’État dans l’économie.
De son côté, dans un programme, fortement axé sur l’économie, Ennahdha table sur une croissance autour de 5% (contre 2,8 en 2014) et une inflation à 4%, afin de faire franchir à la Tunisie une étape supplémentaire dans la libéralisation de l’économie, avec plus de contacts avec l’Union Européenne, et de mettre en place une protection sociale renforcée qui verrait les chômeurs indemnisés et le système hospitalier amélioré.
On constate chez le Front Populaire la même préoccupation économique, avec de nombreuses propositions en faveur de l’économie sociale et solidaire, de la protection de l’environnement et du renforcement du service public, tandis que tout un volet des mesures proposées s’applique aussi à la lutte contre la corruption et l’évasion fiscale. Enfin, la sécurité est aussi mise en avant, avec tout un programme de lutte contre le terrorisme.
De son côté, Nadia Chaabâne, d’Al Massar, insiste sur le développement de la démocratie participative et « la rupture avec un système clientéliste » dans sa profession de foi, mais c’est surtout le volet social du programme du parti qui est imposant, avec une « vraie révolution fiscale » et la défense du service public.
Ettakatol a pour sa part dévoilé ses 50 mesures phares pour la Tunisie en se basant sur une croissance économique ambitieuse du pays dans les années à venir, et se félicite de la réussite de ses trois années au pouvoir au sein de la troïka.
Au centre, l’économie reste au cœur des débats. Al Joumhouri et Afek Tounes ont parmi leurs priorités la relance du tourisme avec une politique libérale, et notamment la baisse des cotisations sociales pour les PME en ce qui concerne le Parti de la République. Dans ses propositions, Afek Tounes prône « des réformes structurelles » et « un traitement de choc » qui conduiraient à une politique sociale-libérale garantissant une bonne protection sociale couplé à un bon climat des affaires.
Et la sécurité ?
La sécurité est devenue un sujet de société important depuis l’éclatement des printemps arabes, et notamment d’une part l’afflux de réfugiés libyens et d’anciens cadres du régime du Guide déchu (notamment l’épouse et la fille de Mouammar Kadhafi) et d’autre part le départ de nombreux Tunisiens pour le jihad dans les pays voisins.
La porosité des frontières, que nous évoquions il y a de cela un an, joue un rôle décisif dans le risque d’insécurité et surtout la perception d’insécurité ressentie, qui influence négativement investisseurs et exportateurs. La présence de dix Tunisiens parmi les preneurs d’otages d’In Amenas en janvier 2013, le trafic d’armes depuis la Libye et la présence d’Al Qaeda au Maghreb Islamique (AQMI) dans l’Algérie voisine entretiennent une peur constante tandis que l’armée et la police peinent à se constituer en corps efficaces.
Une insécurité qui déborde en une nouvelle forme de violence politique qui préoccupe à l’approche des élections, chaque parti promettant le retour de la sécurité, une condition indispensable pour que la prospérité économique soit au rendez-vous. Les assassinats de Chokri Belaïd et de Mohamed Brahmi, deux figures marquantes du Front Populaire Tunisien, ont choqué l’ensemble de la classe politique du pays, bien au-delà du parti visé, et ont détérioré un peu plus encore l’image des islamistes d’Ennahdha, soupçonnés d’avoir ouvert – ou laissé s’ouvrir – les vannes de cette violence. Certains candidats de Nidaa Tounes ont également fait état de menaces et de violences.
Restaurer la sérénité, apaiser, voilà donc un défi décisif que devra relever la future majorité. Un futur gouvernement dont la mission sera périlleuse, qui devra relancer l’économie et garantir la stabilité sans tomber dans un autoritarisme rappelant l’ancien régime. Verdict ce week-end.
Avec les remerciement à Khadija Ben Mrad et Sélima Abdeljaouad