Rached Ghannouchi, leader d’Ennahda, revient sur la première expérience de gouvernement que son parti a menée de 2011 à 2013 et sur les défis auxquels la Tunisie est confrontée.
Ennahda est le premier parti islamiste à céder le pouvoir. En ce sens, vous considérez-vous comme des révolutionnaires ?
Nous avons créé une idéologie modérée pour la transition. Il existe une différence entre la démocratie de transition et celle d’après. Dans la démocratie classique, lorsque vous avez atteint 51%, vous pouvez gouverner tout seul. Dans la démocratie de transition, le 51% ne suffit pas et il faut un gouvernement d’unité nationale, où les partis ayant le plus de votes seront représentés. En Tunisie nous en sommes là : démocrates musulmans et laïques de Nidaa Tounes doivent s’entendre d’une manière ou d’une autre.
Lorsque nous avons gagné les élections, nous aurions été en mesure de gouverner seuls, mais nous avons préféré respecter les équilibres internes. De cette façon, nous avons évité qu’il se produise ce qui s’est passé en Egypte. Notre comportement a permis au train tunisien de continuer à marcher sur le chemin de la démocratie.
Quel bilan faites-vous de la première expérience de gouvernement Ennahda ?
Positif [il sourit] et cela est visible. Si aujourd’hui la Tunisie vit cette fête démocratique, c’est parce que nous avons conduit le pays à la paix. Notre objectif est de construire une véritable démocratie et une liberté solide. Nous avons le devoir de protéger l’Etat, pour ne jamais revenir à la dictature et si nous regardons les autres pays traversés par le printemps, la Tunisie est le seul pays à ne pas être retombé dans la dictature. En Egypte, l’armée est de retour et aujourd’hui, il y a une dictature militaire.
Qu’est-ce que, par contre, vous n’avez pas réussi à faire ?
Nous n’avons pas été en mesure de renforcer les droits économiques et sociaux. La priorité du nouveau pouvoir sera celle de nous concentrer sur le développement économique et de veiller à ce que les droits sociaux existent pour tout le monde. Cet objectif nécessite un effort collectif.
La transition démocratique tunisienne vous investit-elle automatiquement de la responsabilité de construire un pont pour l’Europe ?
80% des Tunisiens vivent sur la côte. Dans les nuits de lune, nous regardons l’Italie. L’arrière-pays, cependant, est lié au monde arabe et à l’Afrique. Nous sommes un pont vers l’Europe parce que c’est notre géographie qui nous condamne à l’être.
Au nom d’Allah, l’État islamique du Levant est en train de commettre des actes de barbarie en Syrie et en Irak.
L’islam est un seul et le Coran est le même pour tout le monde. L’Islam n’autorise personne à parler au nom d’Allah. Chaque musulman ouvre son livre et établit une relation directe avec Allah. Il assume toute la responsabilité de ses actions. C’est pour cette raison qu’il existe une douzaine de différentes interprétations du Coran.
Ennahda a sa propre idéologie et son mode de fonctionnement. Nous croyons que l’Islam et la démocratie peuvent marcher ensemble, mais il y a aussi ceux qui croient que ce n’est pas possible et que la démocratie est un péché. Notre idéologie est un pont entre le passé et le présent.
De quoi est né l’État islamique selon vous ?
Les combattants allant en Syrie sont le résultat d’hommes comme Ben Ali et Kadhafi. Qui sème des mauvais grains récolte du terrorisme.
De quelle façon peut-on le réduire ?
En renforçant la justice sociale et en interprétant correctement l’Islam. Vous devez donner aux gens la possibilité de travailler et de respecter les droits, parce que l’usage de la torture ne peut alimenter le terrorisme. Dans le monde arabe, la colonisation d’Israël en Palestine est un cancer qui produit le terrorisme. Ce qui nous fait mal, c’est de voir combien de pays démocratiques soutiennent Israël. Regardons ce qui se passe en Egypte : ceux qui ont été démocratiquement élus sont en prison et les autres sont accueillis par Obama à la Maison Blanche. Le soutien d’Obama à Al Sisi est un mauvais message au monde arabe.
Quel est l’enjeu clé des législatives ?
Faire en sorte que les élections soient un succès, qu’elles soient transparentes et que toutes les forces politiques acceptent les résultats. Nous espérons atteindre des pourcentages encore plus élevés que la dernière fois. Mais le succès des élections pour nous est plus important que la victoire. La démocratie en Tunisie est encore un enfant et a besoin d’apprendre à marcher.
Quels sont vos projets pour l’avenir ?
Si je suis sûr que la Tunisie sera mise sur la bonne voie et s’il me reste encore quelques années à vivre, je vais prendre ma retraite à l’étude.
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