Dépeindre de manière réaliste la vie des enfants soldats au sein des divers groupes rebelles dans l’Afrique des Grands Lacs sans tomber dans la caricature, le pathos ni le politiquement correct est un jeu d’équilibriste. Un défi que relève brillamment le réalisateur canadien Kim Nguyen en signant avec Rebelle (2012) son quatrième long-métrage.
Au rythme des claves angolaises des années 1970, Komona une adolescente d’une douzaine d’années entraîne le spectateur dans les taillis des rébellions d’un pays que l’on devine être la République Démocratique du Congo. A travers les pas – fictifs – de la jeune fille, on distingue aisément les contours de milliers, sinon de millions de drames personnels endurés par tout autant d’enfants du monde entier. A l’instar du « rite d’introduction », bien présent dans le film – tout enfant-soldat doit faire ses débuts en tuant quelqu’un de sa propre main – la mort est une thématique omniprésente dans le film, sans pour autant le rendre sinistre. Des « fantômes » apparaissent régulièrement à l’écran, comme autant de victimes de guerre encore clouées dans les mémoires de leurs proches et de leurs assassins, qui ne font souvent, hélas, qu’une seule et même personne.
La réalisation, sobre, souligne un peu plus le réalisme que revêt le scénario. Pas d’effets spéciaux abusifs, pas d’insistance exagérée non plus sur les atrocités des combats, une bande sonore entraînante et positive, dépouillée, pour compléter le tableau.
Un coup de maître : plusieurs scènes touchantes, attendrissantes, drôles même, viennent fréquemment relever l’humeur naturellement nihiliste que donne à voir la vie d’une enfant-soldat. On saisit au fil des minutes la nature d’objet que prennent les jeunes tombant dans les griffes des groupes rebelles. Pas question de parler de politique pour convaincre les troupes. La drogue, l’alcool et le pillage doivent suffire. La promesse d’une fête pantagruélique est assez pour pousser ces adolescents à risquer leur vie dans des combats contre « les forces gouvernementales » que l’on n’aperçoit que par bribes.
Car la vie d’un enfant soldat n’est pas uniquement faite de combats, et ce film l’illustre à merveille. A vrai dire, la guerre ne représente qu’une infime couche émergée d’un mode de vie qui tue l’esprit avant de s’attaquer au corps. Sur la base de quelques croyances ou des préférences de chefs de guerre, une hiérarchie sournoise domine un système ultrapyramidal où un seigneur de guerre détient le pouvoir absolu. La plupart de l’activité de la rébellion est avant tout de maintenir un ordre précaire, par la sanction, la récompense ou l’humiliation.
En une heure trente, on le redécouvre : l’enfant-soldat est tué à petit feu, déraciné de force. Obligé de tuer ses proches pour survivre, on lui apprend à considérer son fusil comme sa nouvelle et unique famille. Mais ce qui est appréciable dans la production de Kim Nguyen est l’humanité qui se dégage d’une œuvre qui met en scène l’inhumain, l’abominable. Dans les villages comme à l’intérieur des rébellions subsistent des esprits que le manque, la peur ou la fatigue n’ont pas altérés. L’entraide, l’amour, l’espoir sont présents, par petites touches, dans le scénario, et ils y sont car ils existent aussi dans les pays connaissant des drames humains quotidiens.
Pour finir, le film nous interpelle aussi sur ce qu’il ne nous montre pas : l’action de pouvoirs publics pour protéger les enfants. Les seuls travailleurs humanitaires que l’on y aperçoit y tiennent un rôle burlesque et anecdotique, et ce n’est qu’à travers une société civile conservant encore sa solidarité que les protagonistes sont aidés çà et là. Une manière de nous interpeler par l’absurde sur le fait que des milliers d’enfants soldats sont encore enfermés dans ce double-rôle insoluble de victime et de coupable, et que si certaines guerres peuvent cesser, le phénomène reste permanent, au point même d’être présent dans certaines armées nationales. Un défi d’envergure est donc à déceler en filigrane : tout comme le spectateur se doit d’imaginer un futur à Komona, il est urgent de fournir un futur correct à des milliers de personnes pour qui l’enfance ne fut qu’un vaste champ de bataille.