Ecrivain et érudit islamologue de renommée internationale, co-directeur avec Benjamin Stora d’une exceptionnelle Histoire des relations entre juifs et musulmans qui avait mobilisé plus d’une centaines d’érudits dans le monde, Abdelwahab Meddeb est décédé à Paris ce 6 novembre 2014, des suites d’un cancer contre lequel il luttait depuis plusieurs mois. Albin Michel et Jean Mouttapa, son éditeur, ont annoncé cette triste nouvelle et rendu publics les mots qui suivent.
Abdelwahab Meddeb est né en 1946 à Tunis. Son père et son grand-père paternel avaient eu de hautes fonctions à la grande mosquée et à l’université de la Zitouna, l’un des hauts-lieux de la culture religieuse musulmane. Il commence à apprendre le Coran dès l’âge de quatre ans avec son père, puis entre à l’école franco-arabe de Tunis. Passionné de littérature française dès l’adolescence, il fait ses études à l’Université de Tunis et les poursuit, en lettres et d’histoire de l’art, à l’Université Paris Sorbonne-Paris IV. Installé à Paris à partir de 1967, il publie dans les années 70 ses premiers essais et poèmes, collabore au Dictionnaire Le Robert, aux éditions du Seuil et aux éditions Sindbad, où il est directeur de collection.
Il enseigne la littérature comparée d’abord à titre de professeur invité dans diverses universités (Paris-Descartes, Genève, Yale, Florence…) puis, après sa thèse de doctorat, à l’université de Paris X Nanterre de 1995 à 2011. Dans les années 90, il crée la revue Dédale et une collection éponyme aux éditions Maisonneuve et Larose, ainsi que l’émission hebdomadaire Cultures d’islam sur France Culture, qu’il animera jusqu’à ces toutes dernières semaines.
Se définissant lui-même comme « errant et polygraphe », Abdelwahab Meddeb a écrit une trentaine d’ouvrages, du roman à l’essai en passant par le poème, notamment chez les éditeurs Albin Michel, Le Seuil et Fata Morgana. Son œuvre, traduite en une quinzaine de langues, est inspirée par la « double généalogie » qui avait été le sujet de sa thèse : inspiré aussi bien par les Lumières occidentales que par la grande tradition culturelle musulmane, il explore les intertextualités entre les littératures profanes et confessionnelles des deux rives de la Méditerranée, met en relation les arts de toutes disciplines et les motifs religieux de toutes origines. Au cœur de sa démarche d’écriture et de sa lecture des grands Anciens, la poésie tient la première place : initié dès son plus jeune âge à la poétique coranique, il cite dans leur langue la multiplicité des poètes soufis, les fait dialoguer avec les auteurs européens, de Dante à Paul Celan, et même avec les poètes chinois ou japonais. Son œuvre poétique personnelle et son œuvre de traducteur donnent à entendre dans une langue contemporaine l’éternelle quête d’orientation de l’homme en situation d’ « exil occidental », selon l’expression du soufi Sohrawardî (XIIème s.).
Dans cette quête, la relation à l’Autre, à l’étranger, à celui qu’habitent d’autres référents culturels, est pour Abdelwahab Meddeb une voie primordiale. C’est pourquoi, face aux symptômes accablants de ce qu’il nomme La maladie de l’islam (Le Seuil, 2002, Prix François-Mauriac), il ne cessera d’élever une voix dénonciatrice. Cette maladie mortelle est pour lui révélatrice d’une déculturation plus que d’un prétendu « retour du religieux », ce qu’il ne cessera de démontrer précisément grâce à sa connaissance incomparable du corpus théologique et culturel de l’islam classique. Son enthousiasme pour le Printemps de Tunis (Albin Michel, 2011) et pour ceux qui l’ont suivi dans d’autres pays arabes ne fait qu’augmenter sa vigilance vis-à-vis des ruses de l’islamisme.
Au cœur de cette pathologie du fondamentalisme, il place le refus de l’altérité qui trouve sa pire expression dans l’antisémitisme qui a investi une partie de la sphère musulmane : du voyage judéo-arabe à Auschwitz auquel il participe en 2003 avec des centaines d’autres musulmans, jusqu’à la co-direction avec Benjamin Stora de l’encyclopédie Histoire des relations entre juifs et musulmans, il mène ce combat avec une confiance indéfectible placée dans les vertus de l’anamnèse historique, pour lever les préjugés et lutter contre les obscurantismes de toutes sortes. Il ira défendre avec Benjamin Stora cette grande œuvre collective partout en France, en Europe et au Maghreb.
Ses derniers écrits auront été encore pour le soufisme, avec un recueil de poèmes édité chez Belin par son ami Michel Deguy, Portrait du poète en soufi, et un recueil de ses chroniques radiophoniques sur la chaîne marocaine francophone Médi1, Instants soufis, à paraître prochainement chez Albin Michel avec une préface de son ami Christian Jambet. Le soufisme qui incarnait pour lui, selon son tout dernier article publié dans Le Monde alors qu’il était déjà hospitalisé, les « merveilles de l’islam à transmettre en ces temps de désolation ».