En Egypte, les enfants des rues sont accusés d’être porteurs de maladies, facteurs d’insécurité et de violence. En juin dernier, le quotidien privé papier Al-Masry Al-Youm publiait un article d’opinion intitulé « Enfants des Rues : la solution brésilienne » dans lequel l’auteur décrivait la politique brésilienne pour se débarrasser des enfants des rue comme un succès, politique qui s’était notamment soldée par l’assassinat de 50 enfants devant une église en 1993. Face au scandale provoqué en ligne après cette publication, Al-Masry Al-Youm l’a supprimé de son site internet.
Il n’existe pas de chiffre précis. Le Ministère de la Solidarité Sociale avançait en 2010 le chiffre de 18 000 enfants vivant dans les rues d’Egypte, l’UNICEF à la même époque estimait qu’il s’agissait de plusieurs dizaines de milliers d’enfants. Selon toute vraisemblance, le chiffre, dû à l’instabilité politique et économique de ces dernières années de révolutions et contre-révolutions, n’a pu régresser.
L’Egypte est un Etat-Parti de la Convention sur les Droits de l’Enfant depuis 1990 et ce sans aucune réserve depuis 2003. La loi relative à l’Enfant de 1996, amendée en 2008, garantit les droits de l’enfant tels que mentionnés dans la Convention. Ces droits sont encore mentionnés dans l’article 80 de la Constitution de 2014 qui décrit pour la première fois l’enfant comme toute personne n’ayant pas atteint l’âge de 18 ans. Malgré toutes ces garanties, force est de constater que l’Etat manque à ses devoirs autant qu’à ses promesses.
Ces enfants, souvent issus de familles pauvres ou échappant à des foyers violents, rencontrent dans la rue d’autant plus de violence et d’abus qu’ils travaillent, mendient ou volent pour subvenir à leurs besoins. Outre la difficulté de leur vie dans la rue, ils accèdent difficilement à des soins : les hôpitaux refusent de les soigner car ils sont considérés comme sales ; et encore plus difficilement à leurs droits : souvent ils n’ont même pas de carte d’identité.
Sur son blog et sur les réseaux sociaux, Nelly Ali raconte son expérience au contact des enfants des rues. Elle parle d’enfants mutilés, violés, laissés pour mort, des enfants brisés. Régulièrement, elle vient au secours de ces enfants, remue ciel et terre pour leur obtenir des soins médicaux. Parfois, elle attire l’attention d’un Ministre et s’assure ainsi qu’une enfant brulée pourra recevoir les soins nécessaires.
Une volonté affichée mais des méthodes et des moyens en question
« Il y a une volonté en ce moment du Ministère de la Solidarité pour comprendre le phénomène. La Ministre Ghada Wali est bien et motivée, elle connaît mieux le secteur que l’ancien ministre. En finir avec les enfants des rues a été présenté à plusieurs reprises comme l’une des priorités du Président Sisi, » nous dit Sarah*, la responsable d’une organisation travaillant dans le secteur de l’enfance qui préfère garder l’anonymat.
Cependant, la manière pose problème : il semble que la politique privilégiée par le gouvernement serait l’éloignement de ces enfants dans des centres spécialisés à l’écart de la ville. Un tel projet compromettrait l’objectif principal poursuivi par des ONG telles que celle de Sarah : la progressive réinsertion des enfants des rues dans la société.
« Les enfants des rues ont leur revenu dans la rue, leur vie. Ils ne font plus confiance aux adultes. S’ils sont partis de chez eux, c’est souvent qu’ils ont été battus ou violés donc il faut des travailleurs sociaux, des médecins, des psychologues formés pour aller à leur approche, faire en sorte qu’ils regagnent confiance en eux, aux adultes, pour qu’ils puissent envisager de rejoindre une institution de réintégration. Des centres d’hébergement, il y en a des biens en Egypte, mais très peu. On ne peut pas mettre les enfants du jour au lendemain dans un système dit normal dont ils n’ont pas les codes et ne connaissent plus rien. Les SDF n’ont plus la notion du temps, par exemple. Comment les engager dans un projet long ? Pour nous si un enfant peut avoir comme projet simplement d’être propre, il regagnera de la dignité, de la confiance en lui. On essaie de ne pas être trop ambitieux au début. »
En attendant, les autorités recourent a des méthodes autrement plus drastiques : « Beaucoup d’enfants ont disparu de la rue ces dernières années. D’après des témoignages d’enfants et du voisinage on sait que la police fait des rafles pour les emmener sûrement en centre de détention. Quand on interroge les pouvoirs publics, ils nous disent que « non, pas du tout, » aucun enfant ne serait arrêté par la police. » Des ONG dénoncent la présence d’enfants en centres de détention pour adultes, mais il est difficile de confirmer ces déclarations.
En revanche Yasmine*, qui travaille avec des enfants en détention, nous affirme que dans les cas de détention préventive, les enfants sont souvent en présence d’adultes, ce qui va à l’encontre de leurs droits constitutionnels. « La plupart des enfants sont placés avec des adultes dans la majorité des stations de police, en réalité nous avons découvert que la plupart des officiers et des agents de police n’étaient pas informés de l’existence de cet article [prescrivant de séparer enfants et adultes en détention] dans la loi sur l’Enfant. »
En outre, les enfants arrêtés pour mendicité et les jeunes délinquants sont également mis en contact dans les centres de détention et suivent les même programmes de réhabilitation, sans prise en compte de la diversité et de la complexité de chaque situation, ce qui rend le processus de réhabilitation largement inefficace.
Le Ministère de la Solidarité commence tout juste à s’intéresser à la réglementation des critères de qualité pour les centres d’hébergement pour enfants. Cet intérêt a surement été déclenché par les scandales qui ont secoué l’Egypte l’été dernier, après la publication sur Youtube de la vidéo d’un directeur d’orphelinat battant un enfant et la révélation de documents accusant une association qui héberge des enfants des rues d’abus sexuels. Les autorités ont alors rapidement réagi pour apaiser le scandale en arrêtant les personnes incriminées et en déplaçant les enfants.
Lors d’une conférence de presse, le Président Sisi avait critiqué la couverture de ces évènements et demandé aux médias de se concentrer plutôt sur les dangers à la sécurité nationale.
La volonté des autorités de venir en aide aux enfants des rues est donc plus que discutable, plus souvent motivée par le désir d’échapper au scandale que de réellement résoudre les problèmes. L’espoir que le Ministère de la Solidarité se penche sérieusement sur la situation est d’autant plus mis en doute par son actuelle croisade contre les ONG, qui tente à tout prix de maitriser leur fonds, au sacrifice de leur indépendance.
L’Egypte a, semble-t-il, encore un long chemin à parcourir pour prendre en compte ses enfants de rue.
*Les noms ont été changés. La situation légale précaire des ONG en Egypte et des personnes travaillant en leur sein leur font craindre des représailles par les autorités (expulsion, emprisonnement, fermeture de l’organisation).