Le 10 novembre, pour la première fois depuis leur entrée en fonction respective, le Président chinois Xi Jinping et le Premier ministre japonais Shinzo Abe se sont rencontrés en face-à-face à l’occasion du sommet de l’APEC (Coopération économique pour l’Asie-pacifique) organisé à Pékin. Les deux pays ont alors adopté une déclaration dans laquelle ils reconnaissent vouloir reprendre progressivement le dialogue politique, diplomatique et sécuritaire. En froid également avec la Corée du Sud, Shinzo Abe a aussi rencontré la présidente coréenne Park Geun-hye qui refusait pourtant de le faire depuis son élection en février 2013.
Ces rencontres marquent l’aboutissement d’une grande campagne diplomatique menée depuis des mois par la diplomatie japonaise. Cette reprise du dialogue devrait être couronnée par une rencontre tripartite, la première depuis 2002, prévue au début de l’année prochaine comme l’a proposée jeudi la présidente Park au cours du Sommet ASEAN+3 organisé à Naypytaw en Birmanie. Pourtant, à l’image de la poignée de main entre Abe et Xi, les relations restent glaciales entre les trois pays où la force du nationalisme empêche les différents protagonistes de cette crise d’agir de façon rationnelle.
Des conflits passés au second plan jusqu’à une date très récente
Au conflit territorial qui oppose la Chine avec le Japon sur les l’archipel des Senkaku/Diaoyou et la République de Corée avec le Japon sur les îles Dokdo/Takeshima, s’ajoute également un conflit mémoriel. Ces conflits existent depuis la fin de la Seconde guerre mondiale mais sont souvent passés au second plan derrière les relations économiques jusqu’à une date très récente.
En 1945, le Japon impérialiste capitule mettant fin à son rêve de « sphère de co-prospérité asiatique », la Chine plonge dans la guerre civile jusqu’à la déclaration de la République populaire en 1949 et la Corée, débarrassée du colonisateur nippon, se divise douloureusement après un conflit sanglant (1950-1953) sur fond de guerre froide. Pourtant, à partir des années 1960, le Japon s’impose de nouveau comme une grande puissance et utilise l’arme économique pour renouer avec ses voisins. Un premier traité nippo-coréen, signé en 1965, normalise les relations diplomatiques entre les deux pays et liquide la question des réparations exigées par le gouvernement de Park Chung-hee au titre de la colonisation. Le Japon s’engage notamment à assister financièrement et massivement l’économie coréenne. Cette aide est largement à l’origine du miracle économique coréen. En août 1978, un traité similaire est signé avec la Chine dans lequel les deux pays s’engagent à respecter mutuellement leur intégrité territoriale.
La priorité est alors donnée aux relations économiques et les conflits pendants passent alors au second rang. Par exemple, si la question des revendications japonaises sur les îles Dokdo/Takeshima contrôlées de facto par le gouvernement sud-coréen reste d’actualité pendant ces années, le conflit s’est largement assoupli après 1965. Dans le même ordre d’idée, le conflit concernant les îles Senkaku/Diaoyou entre le Japon et la Chine, apparu en 1971 après la restitution d’Okinawa au Japon par les Etats-Unis, est demeuré relativement secondaire jusqu’en 2012. Les deux pays ont même signé plusieurs accords en 1997 et 2008 afin de délimiter leurs zones de pêche respectives dans la région ainsi que de s’accorder sur une exploitation commune des ressources sous-marines. Les querelles mémorielles concernant le comportement des forces armées nippones sur le sol coréen et chinois (exécutions massives, expérimentations médicales, esclavagisme sexuel) sont restées plus vives pendant cette même période mais passent également au second plan par rapport aux relations économiques.
Des fièvres antijaponaises éclatent ainsi sporadiquement dans la région, notamment en Chine à partir des années 1980. Toutefois l’exploitation du sentiment national ne relève pas encore d’une politique organisée par les pouvoirs centraux comme lors des dernières émeutes antijaponaises en septembre 2012. Ces derniers privilégient au contraire de bonnes relations avec le Japon dont ils sont dépendants de la puissance économique. Les crises vont devenir de plus en plus récurrentes à partir des années 1990 avec le réveil du sentiment national dans les trois pays jusqu’à constituer aujourd’hui l’essentiel des relations entre eux.
Le nationalisme, élément amplificateur de querelles stériles
On assiste en effet lors de la décennie 2000 à des changements important dans les rapports de force de la région. La Chine devient la deuxième puissance économique mondiale devant le Japon en 2011 et Hu Jintao, le président chinois de 2002 à 2012, inaugure une nouvelle politique étrangère ambitieuse. La Chine s’assume désormais comme une grande puissance. Au contraire, pendant cette même période, l’archipel japonais est plongé en plein marasme économique et doute de son modèle social. La Corée du Sud réussit quant à elle son pari économique et entre dans le club des pays du nord tout en allant jusqu’à détrôner des grands groupes japonais dans l’électronique, l’automobile ou la construction navale. Conscient de se trouver en position de force face à un archipel vieillissant, les deux pays réactivent alors le sentiment nationaliste et les querelles mémorielles afin de mettre la pression sur le Japon et le forcer à la conciliation.
Le nationalisme triomphant de la Chine et de la Corée s’est ainsi développé, réveillant les blessures du passé et les susceptibilités territoriales. La Chine utilise ainsi le nationalisme comme un outil qui lui permet de légitimer à l’intérieur sa politique extérieure expansionniste tout en mettant la pression contre le Japon pour une meilleure reconnaissance des crimes commis par l’armée impériale nipponne pendant la guerre entre 1937 et 1945 et notamment le massacre de Nankin. Le gouvernement chinois n’hésite ainsi pas à instrumentaliser le sentiment anti-japonais en fonction des discours et des actes de son voisin, en particulier dans l’affaire des îles Senkaku/Diaoyou contraignant ce dernier à faire des concessions comme dans l’affaire Zhan en septembre 2010 lors de laquelle Tokyo est contraint de libérer un capitaine de chalutier chinois suspecté d’être entré en collision avec plusieurs navires des garde-côtes japonais.
La nationalisation des îles Senkaku sous le gouvernement de Yoshihiko Noda en 2012, qui souhaite éviter que les îles ne soient rachetées par le l’ancien maire nationaliste de Tokyo, Shintaro Ishihara, provoque une grave crise diplomatique. Depuis des navires chinois s’introduisent fréquemment dans les eaux territoriales nippones et les intérêts japonais sont attaqués par des émeutiers dans les grandes villes chinoises. De même, chaque visite par des officiels nippons au temple Yasukuni qui rend hommage des soldats morts pour le pays pendant les différentes guerres menées depuis 1868, y compris plusieurs criminels de guerre, est l’occasion de protestations officielles des gouvernements chinois et coréens.
En Corée du Sud, l’esprit national s’est construit essentiellement sur la lutte contre le colonisateur japonais. Dès lors, le retour du nationalisme provoque naturellement une poussée antijaponaise symbolisée en particulier par des manifestations hebdomadaires devant l’ambassade du Japon à Séoul concernant les réparations à apporter aux anciennes « femmes de réconfort » coréennes forcées de se prostituer dans les bordels militaires japonais pendant la seconde guerre mondiale. Les déclarations négationnistes de plusieurs dirigeants nippons, dont le Shinzo Abe lui-même, contribue ainsi à enflammer l’opinion publique coréenne. De même, les îles Dokdo, pourtant inhabitables et dénouées d’intérêt stratégique si ce n’est les ressources halieutiques, sont devenues un symbole national en Corée.
Face à cette situation, l’archipel japonais, fragilisé et doutant de lui-même, préfère se fermer lui-même. Les nationalistes, Shinzo Abe en tête, militent notamment pour le rétablissement d’une véritable armée nationale qui doit permettre de rééquilibrer les forces face à la montée en puissance de la Chine. En juillet dernier, le Premier ministre a ainsi décidé de réformer le cadre légal d’intervention des forces d’autodéfense (FAD) en reconnaissant le droit à l’autodéfense collective. Ce droit devant permettre aux forces japonaises de riposter contre un ennemi le visant indirectement à travers un allié proche comme les Etats-Unis ou l’Australie. La droite japonaise milite également pour la fin du « masochisme national » que représente à ses yeux la question de la mémoire de la Seconde guerre mondiale. Cette vision négationniste ne peut évidemment que renforcer les tensions entre les trois Etats où cette question reste très sensible.
Cette situation aboutit à un jeu diplomatique complexe où les questions historiques, d’honneur et de réputation ont autant – voire plus – d’importance que les critères rationnels que sont notamment l’importance des échanges économiques et culturels. En effet, jamais ces trois pays n’ont autant été aussi interdépendants l’un de l’autre. Le nationalisme vient alors fausser le jeu des relations internationales et vient ajouter de violence inutilement alors que des solutions simples notamment au niveau de la justice internationale.
Le dialogue demeure la clé de l’apaisement dans la région
La première réaction des trois gouvernements au déclenchement de la crise politique aura été de couper le dialogue entre eux. Depuis sa nomination en décembre 2012 jusqu’au sommet de l’APEC de Pékin, le Premier ministre Shinzo Abe n’avait en effet jamais rencontré ses homologues chinois et sud-coréens qui le décrivaient alors comme le « Voldemort » de l’Asie à cause de ses prises de position. L’isolement japonais a toutefois fortement rapproché Pékin et Séoul, la Corée du Sud cherchant en dans le même temps effet à détourner la Chine de la Corée du Nord, en lui proposant notamment un alléchant accord de libre-échange.
Or, cette absence de dialogue vient renforcer les sentiments nationalistes et belliqueux au sein de l’opinion publique nipponne, chinoise et coréenne. Elle porte également le risque d’une mauvaise évaluation de la situation qui demeure tendue notamment en particulier entre Tokyo et Pékin. Les incursions de navires chinois dans la zone économique exclusive (ZEE) nipponne, le verrouillage du radar de tir d’une frégate chinoise sur un destroyer nippon en mars 2013, ou la décision prise unilatéralement par la Chine de créer une zone d’identification aérienne couvrant également les Senkaku en novembre 2013 sont autant d’incidents qui auraient pu conduire à une escalade militaire entre les deux pays. Des accrochages sont donc possibles entre les deux Etats et l’absence d’une ligne de communication entre eux est en soi un facteur de risque pouvant déclencher une escalade. Voilà pourquoi Shinzo Abe a proposé la reprise du dialogue avec Pékin, de même que l’établissement d’une ligne d’urgence.
Il est crucial pour ces gouvernement de parvenir à s’extirper d’un nationalisme mortifère qu’ils ont en partie stimulé et qui étouffe toute rationalité dans la résolution d’une crise finalement assez banale. Cela passe notamment par le retour du dialogue et la fin des provocations. La Cour internationale de justice (CIJ) semble aujourd’hui la mieux placée pour régler ces différends territoriaux comme continue de le proposer le Japon pour les Senkaku et les îles Dokdo. Jusqu’à présent, les gouvernements chinois et coréens s’opposent à cette solution. Concernant les querelles mémorielles, la résolution doit passer par une politique volontariste des trois Etats et pas seulement du Japon pourtant pointé du doigt pour ses errements idéologiques.