Benoît Thieulin le reconnaît, aujourd’hui, le numérique a tendance à rendre le débat public plus rugueux et à faire émerger des intérêts particuliers plus facilement que de dégager du consensus, du débat constructif et de l’intérêt général. Pourtant le président du Conseil national du numérique de la France et initiateur de la consultation nationale « Ambition numérique », insiste sur les opportunités que représente la formidable révolution que nous vivons à travers le numérique aujourd’hui. Entretien.
Récemment, en octobre, Alain Finkielkraut a enterré Internet d’une phrase lapidaire dont il a le secret. La bombe à fragmentation tenait en trois mots : « paradis pour négationnistes ». Pourquoi internet est-il perçu seulement comme le lieu des fanatismes ?
La toile est peut être perçue par Alain Finkielkraut comme un repaire de salafistes, en tout cas pour moi elle ne l’est pas. Elle est évidemment bien plus et mieux que cela. Réduire Internet à cette vision est une erreur et une faute. En pensant le réseau mondial en termes de géographie, on comprend qu’au sein de ce « territoire de l’information » qui s’est structuré et généralisé en quelques années, le blog lu par personne mais relayé par des conspirationnistes épars n’a évidemment pas la même centralité – donc ni la même visibilité ni la même audience – que d’autres plateformes au cœur de cet espace.
Mais au-delà de cette erreur qui accorde beaucoup trop de place aux fanatiques, c’est peut être Bernard Stiegler qui a le mieux résumé la situation en qualifiant internet de pharmakon, ou de caducée où deux serpents – le remède et le poison – s’entrelacent autour d’un même bâton. Exactement comme l’écriture qu’Aristote voyait comme un grand bien en même temps qu’une source potentielle de grand mal, Internet, nous rappelle Stiegler, est un remède et une source « d’empowerment » formidables mais, dès lors qu’il donne du pouvoir aux gens, permet à n’importe qui de s’en saisir et de le transformer en menace.
Internet est un incroyable vecteur de démocratisation qui a changé en profondeur notre société, en commençant par la liberté d’expression qui, d’un droit théorique est devenu, avec Internet, un droit concret. Qu’un individu puisse aujourd’hui s’exprimer et toucher la totalité de la « communauté connectée » en entrant en relation avec un milliard et demie d’autres individus constitue un phénomène absolument majeur dont nous n’avons pas fini de mesurer les conséquences, en bien comme, parfois, en mal. Internet est bien ce pharmakon qui, selon ce que l’on en fait, est un remède ou un poison.
Réduire Internet aux quelques salafistes qui s’y expriment est une erreur grave mais qui nous renvoie à la nécessité de se demander et de comprendre ce que représente cette incroyable liberté d’expression concrète qui n’existait pas il y a quinze ans. Cette nouveauté change aussi bien le rapport que l’on a aux autres que celui que l’on entretient avec la parole publique. Tout cela s’apprend et il n’est pas surprenant que cela pose de nombreux problèmes. On trouve aujourd’hui sur la toile de l’agressivité, de la violence verbale et des propos iniques parce que les gens doivent apprendre que tenir des propos au comptoir ou dans un préau d’école n’équivaut pas à les prononcer sur des réseaux sociaux.
Il est normal que l’humanité mette un peu de temps à appréhender ces phénomènes absolument nouveaux, à apprivoiser ces nouveaux droits et à vivre avec. Je récuse donc et je considère comme une faute politique ces propos qui réduisent internet à un espace d’expression pour extrémistes parce que c’est affirmer une chose fausse qui induit en erreur.
Evidemment, je peux partager avec Alain Finkielkraut et avec beaucoup d’autres, le constat d’une dégradation préoccupante du débat politique, mais ce n’est pas en déclarant qu’Internet est un repaire de salafistes que l’on réglera le problème. C’est à nous de faire en sorte que ce qui décuple le pouvoir d’expression publique des individus produise des échanges féconds.
Lors d’un récent forum au Liban sur la révolution numérique et le journalisme, vous avez affirmé que « Les conséquences de la révolution du web sont équivalentes à celle de l’imprimerie » ? Pouvez nous expliquer pourquoi ?
Je compare effectivement Internet à l’imprimerie. D’abord parce que si l’idée souvent reprise de Jeremy Rifkin d’une révolution numérique décrite comme « troisième révolution industrielle » est juste, elle est pourtant incomplète. Cette révolution va bien au-delà d’une dimension technique, elle est aussi une révolution politique.
Le rapport au pouvoir dans les dizaines d’années qui viennent va profondément changer. On en mesure déjà l’impact avec les révolutions arabes ainsi que les différents mouvements « Occupy » qui se sont multipliés en Chine, en Turquie, à Washington, à Madrid, etc. Il ne s’agit pas de dire que les révolutions arabes sont des « révolutions facebook » mais de comprendre comment le numérique vient « outiller » ces mouvements.
Ensuite, si cette révolution est à la fois technique et politique, elle est aussi cognitive et culturelle, puisque le rapport à la connaissance et au savoir se trouve absolument bouleversé. De la même manière que l’imprimerie a permis de fondamentalement démocratiser le livre, le réseau mondial donne accès à la plus grande bibliothèque que l’humanité n’ait jamais réussi à concevoir. A partir du moment où un milliard et demi de personnes ont accès à un savoir qu’il n’avait pas avant, nous allons assister à de des changements d’une ampleur inégalée.
A cela, on peut rajouter le développement des cours en ligne qui se généralisent et qui permettent à des enfants et des jeunes qui n’avaient pas accès à des systèmes éducatifs performants de suivre à distance des cours comme s’ils étaient – presque, pour certains d’entre eux – inscrits dans les meilleures universités du monde. Dans vingt ans, la face de l’Afrique aura probablement radicalement changé parce qu’il existera une nouvelle élite qui aura eu accès à un système éducatif performant auquel elle n’a pas accès aujourd’hui.
Nous assistons grâce à internet, certes à une forme d’empowerment des citoyens. Pourtant cette tendance s’accompagne aussi d’un éclatement de l’arène publique et politique, d’une espace où chacun ne produit et ne va chercher que ce qui l’intéresse et ce dont il est déjà persuadé à l’avance. Que pensez vous de ce danger ?
Internet est en effet confronté en termes d’intérêt public à deux défis majeurs. Le premier est une tendance à une dégradation du débat public. Ce n’est effectivement pas facile d’organiser de manière sereine des débats sur des espaces publics d’internet tels que les réseaux sociaux. Il n’est pas facile d’apprivoiser ces nouveaux droits que nous avons à nous exprimer. Il y a donc un vrai défi sur ce que nous nous pourrions appeler « la douceur » du débat public dans une situation où aujourd’hui le débat sur Internet a tendance à être assez violent, au-delà parfois de l’humour et de l’ironie. Pourtant, alors même que l’impertinence, l’insolence, les insultes et la violence verbale prennent souvent le dessus, il faut que nous apprenions à apprivoiser ces nouveaux outils.
Le deuxième défi est qu’effectivement Internet est un espace de mobilisation des intérêts particuliers. Aujourd’hui, en France, comme ailleurs, nous avons assisté à des mobilisations dont les revendications étaient singulièrement catégorielles. Qu’il s’agisse des « poussins », des « pigeons » ou des « bonnets rouges », c’est à chaque fois une catégorie socioprofessionnelle qui comprend que, grâce au numérique, elle a une capacité d’auto-organisation très forte et qu’elle peut construire un média qui lui permet de s’ériger en acteur qui pèse sur les décisions politiques.
La combinaison des deux problématiques – difficulté à construire un débat public serein et facilité d’émergence de groupes sociaux – nous interroge ainsi frontalement : comment construire de l’intérêt général ? Comment élaborer du consensus ? D’autant qu’Internet a tendance à faciliter toutes les mobilisations « contre » en même temps qu’il rend difficile celles qui sont « pour » quelque chose.
Mais heureusement, il y a des expériences, des outils et des réflexions plus générales telles que celles de Bruno Latour sur les cartographies de controversies qui permettent de reconstruire et de penser des formes de débat plus participatives. Nous allons devenir de plus en plus capables d’outiller le débat public pour construire de l’intérêt général.
Les grands défis du numérique, et de l’Internet en particulier, dans les années qui viennent sont donc ceux de l’éducation de l’humanité à ses nouveaux droits qu’elle possède et l’invention de nouveaux outils pour mieux outiller le débat public. Il va falloir faire en sorte qu’il n’y ait pas que des communautés d’intérêts particuliers qui s’organisent mais aussi des communautés politiques qui font émerger du consensus et de l’intérêt général.
Propos recueillis par Stéphane Mader