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07H59 - lundi 15 décembre 2014

La corruption au cœur des débats, la criminalité organisée au cœur des Etats

 

La corruption, dont nous pensons souvent et à tort qu’elle concerne « les autres » -autres régions, autres cultures, autres Etats – est pourtant omniprésente et grandissante. Elle constitue aussi bien une menace pour l’Etat de droit que pour la démocratie et les droits de l’homme. Elle met en danger la bonne gouvernance, elle fausse les cartes de la concurrence, met un frein au développement économique et met en danger la stabilité des institutions démocratiques et les fondements moraux de la société.

Malgré tout, la société civile par le biais de ses associations, ses initiatives journalistiques et de ses études universitaires, s’attaque de façon croissante aux racines du mal. Le citoyen appréhende la dangerosité et l’étendue du problème au fur et à mesure qu’il développe et accroît lui-même ses capacités d’analyse.

 

corruption 

On assiste à un saut quantitatif, mais aussi et surtout, qualitatif du citoyen. La multiplication de ces initiatives s’accompagne fréquemment de compétences investigatrices catalysées par le web. Afin d’illustrer cet intérêt croissant on pourrait citer sans exhaustivité aucune : Libera, Anticor, Flare, mafias.fr… qui illustrent l’implication de la société civile au sujet de la corruption et de la criminalité organisée. On notera également une mutation, certes lente et timide mais pérenne, de l’université française sur ces thèmes. Le travail de Laurent Mucchieli au sein de l’Observatoire Régional de la Délinquance et des Contextes Sociaux (ORDCS) et l’activisme de Fabrice Rizzoli n’en sont que les exemples les plus flagrants. Enfin, les succès récents des conférences du juge anti-mafia successeur de Giovanni Falcone et Paolo Borselino, Roberto Scarpinato en France attestent du vif intérêt pour ces thématiques. 

Les Etats pompiers pyromanes de la corruption et de la criminalité organisée

De telles initiatives mettent en exergue les difficultés auxquelles les Etats sont confrontés dès lors qu’il s’agit de mettre en place des dispositifs efficaces contre la criminalité organisée, la corruption et le blanchiment dans les pays industrialisés. L’OCDE suite à sa « convention sur la lutte contre la corruption d’agents publics étrangers dans les transactions commerciales internationales de 1997 », a rendu public le 23 octobre un rapport accablant sur le non-respect des engagements pris par les 41 signataires dont la France. La collision entre les exigences d’une lutte efficace contre la corruption et la configuration inédite d’une économie dérégulée relève d’une schizophrénie que nous avons du mal à traiter. Tous les acteurs de cette lutte en sont parfaitement conscients et il serait hasardeux de penser que la frilosité dont font preuve les Etats dans cette lutte est volontairement entretenue. Nous dépendons de nos échanges commerciaux et ce sont précisément ceux-ci qui permettent l’explosion de la corruption et de la criminalité organisée. Il est très difficile, dans une telle matrice politique, de mettre en place les solutions adéquates.

Toutefois, des propositions concrètes ont été faites par le biais de la commission parlementaire européenne (CRIM) présidée par Sonia Alfano. La commission spéciale sur la criminalité organisée, la corruption et le blanchiment de capitaux, a travaillé de mars 2012 à septembre 2013. Ses recommandations s’inspirent majoritairement des expériences judiciaires, politiques, sociales et policières italienne. Comme le rappelait Roberto Scarpinato : « ce sont les Etats les plus touchés par ces phénomènes qui portent en eux les moyens les plus audacieux et les serviteurs les plus zélés au service de l’Etat de droit ». Les recommandations de la commission spéciale sur la criminalité organisée (…) révèlent l’importance de la tâche qu’il reste à accomplir dans l’Union Européenne pour que le saut qualitatif opéré par les associations citoyennes soit accompagné par la puissance publique.

Le premier constat est significatif des progrès qu’il nous incombe de faire dans cette lutte contre la criminalité organisée, car, s’il semble évident, même pour un non-spécialiste, que l’harmonisation des lois, des méthodes, des informations, etc., entre Etats de l’Union est le préalable indispensable à une efficience certaine ; la commission manifeste en premier lieu son inquiétude sur les différences de représentations d’un Etat à l’autre. Aussi, il semble difficile de nouer des alliances sur un ennemi commun que nous ne parvenons pas encore à nommer à l’unisson. La probabilité de l’échec reste élevée, voire certaine, s’il nous est impossible de décrire le mal dans un cadre référentiel identique. Les linguistes le savent bien : la réalité est construite par le langage et il est impossible de partager cette réalité sans accord préalable sur le sens que nous accordons aux termes employés. Il est vrai que cet exercice est plus compliqué qu’il n’y parait.

 

Un cadre culturel commun face à un ennemi commun

Pour plus de clarté nous proposons le cadre suivant :

On connaît trois phases d’évolution des criminalités. La première peut être qualifiée de « dissociée », c’est-à-dire que le milieu criminel génère ses propres revenus qu’il tire d’activités illicites, le plus souvent : drogues, jeux, prostitution.

La deuxième évolution d’un groupe criminel est une conséquence directe de la première, il s’agit de la phase « parasitaire ». Les richesses ne sont plus acquises uniquement en autarcie, le crime s’organise et s’alimente également du détournement de l’argent public.

Le stade le plus abouti de cette hiérarchie est la phase « osmotique ». Cette situation voit les frontières entre criminalité organisée et pouvoir public se confondre : c’est le système mafieux.

Il est peut-être alors plus facile de comprendre pourquoi le terme de criminalité organisée est préféré par les Etats à celui de Mafia : la criminalité organisée décrit une dynamique externe à l’Etat, alors que Mafia désigne implicitement la collusion entre Etat et groupes criminels.

La lutte contre le blanchiment d’argent nécessite donc la prise en compte de la corruption ; sans laquelle la circulation des capitaux est compliquée. L’existence de la corruption reste difficile à admettre lorsqu’elle touche nos propres institutions. Elle est pourtant le corollaire à la prospérité des mafias.

Concéder que des réseaux mafieux existent au sein des sociétés qui traditionnellement n’en sont pas porteuse est un frein culturel facilitant la circulation des capitaux.

Un des exemples illustrant ces réticences est révélé par la tuerie de Duisbourg (Allemagne) en août 2007. Les Officiers allemands de la BND (service de sécurité Allemand) ont produit des rapports précis décrivant l’installation sur leur propre territoire de familles de la ‘ndrangheta (mafia calabraise), ils n’ont jamais été pris en compte avec le particularisme du phénomène mafieux. Les pouvoirs politiques savent que la reconnaissance d’une implantation mafieuse au cœur de leur territoire est un aveu d’échec, car les mafias sont fortes là où les états sont faibles.

Il s’agit d’un frein culturel qu’il paraît difficile de contourner, même si la présence d’une criminalité organisée puissante et une corruption d’intensité élevée ne relèvent pas d’une logique systémique. Gardons-nous donc de voir des mafias derrière chaque phénomène impliquant un ensemble d’individus faisant preuve d’une intelligence criminelle.

 

Le processus est-il réversible ?

Convenons que le danger mafieux est une menace d’importance similaire à celle des risques présentement liés au terrorisme de l’islam radical. En effet, son enracinement spatio-temporel (rappelons que sans structures pérennes et sans contrôle du territoire, il est incorrect de définir un groupe criminel comme structure mafieuse), lui confère un effet hautement déstabilisant dans le cadre d’une démocratie à l’économie mondialisée et libéralisée. L’ensemble des flux financiers provenant de l’économie criminelle sont estimés entre 600 et 1800 milliards de dollars par le Groupe d’Action Financière (GAFI) chaque année. L’importance de ces masses d’argent ouvre la porte aux questionnements suivants :

  1. Peut-on se passer de l’apport financier produit par les activités criminelles ?
  2. Les investissements réalisés suite au blanchiment le sont-ils dans des entreprises vitales pour la survie de la société civile (distribution d’eau, industries pharmaceutiques, agro-alimentaire…).
  3. Les investissements réalisés suite au blanchiment le sont-ils dans des entreprises stratégiques pour la souveraineté étatique ?

On l’aura compris, l’enjeu est colossal et dépasse les épiphénomènes – qui restent des drames humains – instantanés qui s’incarnent dans la violence croissante des conflits urbains principalement liés au trafic de stupéfiants.

Le livre blanc de la défense dans sa version de 2008 mentionnait la criminalité organisée comme l’un des facteurs constitutifs de l’incertitude stratégique et attribuait au phénomène une probabilité élevée dans la hiérarchisation des risques et des menaces sur le territoire national. Le livre blanc de la défense de 2013 n’aborde le sujet que très vaguement[1].

Or, à la vue des éléments précités, il semblerait que les Etats aient bien à faire face à une menace d’ordre stratégique tant le danger est important de voir les réseaux criminels organisés devenir de véritables mafias.

Manifestement nous sommes mal préparés à l’élaboration d’une défense efficace. En premier lieu, nous l’avons vu, sont en cause les traités internationaux et communautaires qui constituent un effet d’aubaine pour les réseaux criminels, qui ont par ailleurs, la possibilité d’occulter tout ou partie de leurs bénéfices dans les paradis fiscaux. Le deuxième facteur clé réside dans la communication déficiente du politique vers le citoyen. A titre d’exemple, nous pouvons légitimement poser une question simple : quel retentissement a eu le travail de la commission parlementaire européenne (CRIM) ? La demande est valable tant au niveau macro (l’Union Européenne) que local (les Etats) ? Quels sont les parlementaires de notre assemblée nationale qui se sont servis du travail effectué par la commission ? Combien d’entre eux en ont tout simplement entendu parler[2] ?

Enfin, est-il raisonnable de concevoir, que la lutte contre la criminalité organisée, la corruption et le blanchiment, ne concerne que les organes policiers « classiques » et la magistrature ? En d’autres termes : n’est-il pas urgent de mettre en place un système de renseignement criminel qui vienne appuyer à la fois le travail de la police judiciaire et celui des douanes ?

 

Le renseignement criminel face au crime organisé : un élément de réponse possible

François Farcy et Jean-François Gayraud, influencés par les analyses du tandem Xavier Raufer / Alain Bauer, proposent dans leur ouvrage « Le renseignement criminel [3]», une approche originale et politiquement modérée. Ces deux officiers de police[4], respectivement de nationalité belge et française, considèrent que l’approche purement policière et judiciaire est lacunaire dans la lutte contre les phénomènes de criminalité organisée et pose en préalable de leur exposé une question faussement naïve : « qui combat-on réellement ? »[5]. Pour répondre à cette question – qui corrobore les constatations de la commission CRIM que nous citions précédemment –, les auteurs insistent sur la nécessité de modifier les paradigmes essentiellement issus de techniques policières inadaptées face à ces nouveaux Léviathans criminels. François Farcy et Jean-François Gayraud désignent une « sous-culture professionnelle » latente qui fait naturellement barrage aux méthodes dont le résultat n’est ni immédiat ou tout au moins possiblement proche dans le temps. Or, face à un adversaire mutant aux capacités d’adaptations multiples et rapides ce positionnement tactique est inopérant. « L’action se nourrit d’elle-même sans remise en cause » concluent les deux policiers.

Le court terme, la réaction et le traitement par dossier isolé et ponctuel, ne permettent pas une vision d’ensemble rendant visible la totalité du biotope criminel. Les auteurs font d’ailleurs appel à une formule littéraire pour nous aider à comprendre à quels enjeux nous avons désormais à faire face : « Le renseignement croit aux fantômes : c’est-à-dire à tout ce qui n’est pas immédiatement perceptible au sens commun ». En effet, il est primordial de cibler, recueillir, d’analyser et affiner l’écologie du criminel (ou du groupe criminel) afin d’anticiper une menace qui peut être désormais définie comme stratégique.

Appuyons nous sur l’exemple de loges paramaçonniques (qui n’ont de maçonniques que le nom) et qui constituent le versant ésotérique de la hiérarchie de certaines ‘ndrine[6]. Appelée, Santa Setta, ces « loges » sont le lieu où se jouent des rites archaïques, bricolés et amalgamés aussi bien par des représentations liturgiques, maçonniques mais également païennes. L’enjeu pour l’organisation mafieuse réside dans le renforcement des rites d’affiliation en leur attribuant un versant magique qui ouvre l’accès à une force surnaturelle qui servirait tantôt à servir le ’ndrangetiste tantôt à le punir.

S’il est évident que la connaissance approfondie (si tenté qu’elle soit possible) de ces rites ne conduit pas à l’élucidation immédiate d’un crime, son ignorance est par contre un frein à la compréhension de la construction identitaire du groupe.

Aussi, lorsque François Farcy et Jean-François Gayraud insistent sur la nécessité de groupes de travail constitués de policiers et de non-policiers formés aux sciences sociales pour l’établissement d’un renseignement criminel de qualité, il est plus aisé d’en saisir l’utilité et les contours face à la complexité d’un phénomène polymorphe. Il serait bien irresponsable de penser que les frontières françaises soient en mesure d’être le rempart suffisant aux infiltrations mafieuses venant de l’extérieur. Cette irresponsabilité confinerait alors à la cécité volontaire s’il nous était impossible de voir que la France est elle-même porteuse des germes qui n’attendent que le terrain favorable à leurs proliférations.


[1] Défense et Sécurité nationale- Le Livre blanc- Editions Odile Jacob.2008. Paris. On note 8 occurrences sur les 350 pages que compte l’ouvrage contre 2 seulement sur les 160 pages de la livraison de 2013.

[2] L’auteur de ces lignes a posé la question à l’antenne marseillaise du parlement européen et n’a obtenu aucune réponse.

[3] CNRS éditions-2011-Paris.

[4] Jean-François Gayraud est commissaire divisionnaire de la police nationale française, docteur en droit, diplômé de l’IEP de Paris. Francois Farcy est criminologue, commissaire divisionnaire, directeur à la police judiciaire fédérale belge.

[5] Le renseignement criminel-page 36-

[6] Les ‘ndrine (prononcé indriné) sont les familles appartenant à l’’ndrangheta.

Doctorant d'histoire au sein de l'Université Paris X

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