La liberté d’expression est une valeur essentielle d’une société démocratique. Pour reprendre un extrait phare de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme, « elle vaut non seulement pour les informations ou les idées accueillies avec ferveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’État ou une fraction quelconque de la population ». Cette liberté d’expression s’applique bien entendu à internet et elle doit rester le fil conducteur de la réflexion et de l’action.
Aucune liberté n’est absolue
Comment combiner ce principe avec l’expression d’idées, de propos, de considérations qui peuvent être analysées comme à caractère haineux à l’égard d’une personne ou un groupe de personnes en raison de l’une de ses caractéristiques telles que sa prétendue race, son origine ethnique, la couleur de sa peau, son ascendance, sa conviction religieuse, son handicap ou encore son orientation sexuelle, etc. ? C’est l’objet de la lutte contre la cyberhaine.
Aucune liberté n’est absolue et afin de garantir la protection des droits d’autrui, la loi peut y apporter certaines restrictions. C’est en ce sens que de nombreux états ont adopté des législations visant à lutter contre le racisme sous toutes ses formes, l’antisémitisme, l’islamophobie, la xénophobie, l’homophobie, …
Lorsque la législation interdit l’incitation à la haine, à la violence, à la discrimination ou à la ségrégation, elle n’interdit pas des opinions d’un certain type, mais des actes, des comportements, des conduites qui utilisent le vecteur du langage pour provoquer une forme de haine, de violence ou de discrimination. Il ne s’agit pas de savoir quels types d’opinions sont licites ou non, mais quels actes de parole sont compatibles avec la démocratie, et lesquels ne le sont pas. Un discours qui incite à la haine, à la violence, à la discrimination ou à la ségrégation est donc plus que la formulation d’une simple idée, information ou critique. Il s’agit d’un véritable comportement qui appelle et encourage d’autres personnes à adopter des comportements de haine ou de violence envers un ou des membres d’ une certaine communauté.
Depuis 2006, le Centre interfédéral pour l’égalité des chances travaille, en Belgique, sur la problématique de la cyberhaine. Jusqu’en 2009, le nombre annuel de nouveaux dossiers a augmenté pour se stabiliser ensuite à un peu plus de 250 dossiers annuels.
Etre particulièrement attentif à la liberté d’expression
Pour le Centre, il s’agit d’un exercice extrêmement délicat de juger si des propos dépassent ou non les limites de la liberté d’expression. De ce fait, dans le traitement des dossiers, le Centre sera particulièrement attentif à la liberté d’expression et lorsque le Centre considère que les limites ont été dépassées, cela aura fait l’objet d’une analyse prenant en compte le contexte et l’intention des auteurs. Ainsi, en 2012, le Centre a estimé qu’environ la moitié des dossiers de cyberhaine étaient effectivement en infraction avec les lois susmentionnées. En ce qui concerne l’autre partie des dossiers, il s’agissait plus de discours stéréotypés ou d’amalgames, certes parfois choquants, inquiétants, et condamnables moralement mais qui sur le plan juridique ne constituaient pas d’infraction.
Le Centre observe que les discours de haine sur Internet sont surtout de nature raciste (136 dossiers) – les propos visent alors les populations immigrées en général et les personnes d’origine rom ou arabe en particulier – et islamophobe (120 dossiers en 2012). L’antisémitisme reste également omniprésent sur Internet (29 dossiers en 2012) et dans une moindre mesure, le discours homophobe (17 dossiers en 2012).
Les signalements de discours de haine sur les réseaux sociaux en constante augmentation
Les supports utilisés pour la propagation du discours de haine sur Internet sont nombreux : mails en chaine (36% en 2012), sites web (17%), blogs et forums de discussion (11%), réseaux sociaux (26%), etc. Toutefois, les signalements concernant les réseaux sociaux (principalement Facebook) sont en constante augmentation. De 2010 à 2012 la proportion des réseaux sociaux dans les signalements de cyberhaine est passée de 16% à 26%. Ces chiffres témoignent certes du boom que connaissent les réseaux sociaux mais constituent également le signe que les internautes peuvent de plus en plus facilement être confrontés à des propos haineux sans pour autant devoir fréquenter des sites web ou des blogs dits « spécialisés ». Les auteurs de discours de haine ne se contentent désormais plus de se regrouper entre eux sur des forums spécialisés mais investissent les réseaux sociaux ; ce qui leur confère indubitablement un écho bien plus important.
Pour lutter contre ces discours haineux sur Internet, la principale stratégie adoptée par le Centre est celle dite du « notice and take down » : le responsable du site Internet, le modérateur du forum de discussions, etc., est informé des passages potentiellement illégaux et est invité à les supprimer. Cette stratégie est plus adaptée à l’immédiateté de l’internet par rapport au temps de la procédure judiciaire et permet d’éviter de donner une publicité trop importante aux auteurs de propos haineux. La piste judiciaire sera toutefois privilégiée dans le cas d’infractions répétées par un même auteur, lorsque le discours émane de groupements organisés et lorsque le dossier le nécessite de façon impérative.
Au-delà du traitement juridique stricto sensu des discours de haine sur Internet, le Centre soutient via des formations notamment les initiatives d’autorégulation. Code de conduite, charte d’utilisateur, mécanismes de signalement d’abus, modération, il existe de nombreux outils qui permettent de réguler les contenus postés sur Internet. Il parait d’ailleurs tout à fait de bon sens que ceux qui offrent une tribune aux internautes, puissent y imposer certaines règles, certaines conduites à respecter.
Par ailleurs, le Centre table sur la responsabilité et l’éthique de chaque citoyen pour s’exprimer librement et dénoncer les propos qui ne seraient pas acceptables sur le plan moral. Le Centre développe certains outils – analyses de discours – qui aident le citoyen à réagir.
Patrick Charlier
Directeur-adjoint
Centre interfédéral pour l’égalité des chances
Belgique