L’idée fait son chemin, nous aurions désormais « notre 11 septembre à nous ». Si la comparaison factuelle ne tient pas, la charge symbolique mérite pourtant le parallèle. Il y aura sans conteste un « avant » et un « après » Charlie. Et c’est résolument vers cet après que nous devons tourner notre regard. Alors que le temps de l’émotion à chaud laisse progressivement – et légitimement – place à l’analyse et, si nous acceptons la comparaison – au moins d’ordre symbolique –, gageons que nous ne prendrons pas le même chemin que l’Amérique de George W. Bush a pris après « 9/11 ».
Paris n’est pas New York
Les événements qui se sont déroulés du 7 au 9 janvier en France souffrent difficilement la comparaison avec le compte macabre des victimes, la remise en cause radicale du sentiment d’invulnérabilité américaine et les conséquences géopolitiques du 11 septembre : 17 victimes face aux 3000 du World Trade Center, ébranlement de l’insularité américaine pourtant protégée par deux océans (on oublie trop souvent que Pearl Harbour se situe à six fuseaux horaires du continent) et enfin, en signant la fin du monde unipolaire qui prévalait depuis la fin de la guerre froide, cet attentat a produit un changement géopolitique radical qui n’aura probablement pas lieu après ceux de la semaine dernière à Paris.
Et pourtant…
Pourtant, symboliquement, la France, comme les États-Unis, ont a été touchés au cœur même de la façon dont ils se représentent et se présentent au monde. Dans un cas, un déni violent et destructeur des symboles de la puissance économique, militaire et politique américaine – Twin towers, Pentagone et Maison Blanche (visée mais pas atteinte) – dans l’autre, une attaque frontale et meurtrière contre le principe de la liberté de la presse et d’expression perçu comme étant au fondement de l’histoire française ainsi qu’un attentant raciste au cœur de la « capitale des droits de l’homme ».
De ce point de vue là, c’est un « 11 septembre à nous ». La ligne éditoriale viscéralement iconoclaste de Charlie Hebdo – cette manière de s’en prendre systématiquement à tous les « clercs » qu’ils soient religieux ou profanes, cette joyeuse irrévérence et cette volonté radicale de briser tous les symboles – rappelle aux Français qu’ils sont issus d’une longue tradition qui prend ses racines dans les Lumières, la Révolution et la laïcité à la française et que ce sont ces valeurs là qui ont été visées.
En ce temps de morosité ambiante, de déclinisme et, parfois, d’autodénigrement, les Français retrouvent ainsi – d’une façon certes extrêmement douloureuse – la satisfaction et la fierté d’être Français. Non seulement les manifestions citoyennes d’une ampleur historique sont là pour en témoigner, mais le soutien international massif leur redonne aussi le sentiment que les valeurs attaquées ont une portée et une valeur universellement reconnues. Les Français sont rassérénés. Non seulement ils redécouvrent qu’il existe des valeurs et des idées en lesquelles ils croient collectivement, mais ils ont l’impression qu’elles sont partagées au-delà de leurs frontières.
Pourtant, la prudence est de mise. Unité nationale, patriotisme et solidarité internationale après le 11 septembre se sont vite transformés en repli, en manichéisme extrême et en guerres messianiques. Les Américains et Barack Obama paient encore le prix fort aujourd’hui du Patriot Act et de Guantanamo. Le monde – Américains inclus – paye le prix, aujourd’hui encore, de l’intervention en Afghanistan, de la guerre en Irak et du chantage au monde de George W. Bush exprimé en ces termes : « vous êtes avec nous ou contre nous ».
Evitons l’amalgame sans ignorer la réalité
Les défis auxquels les Français et les Européens vont devoir faire face sont immenses et complexes. Le danger est que la fierté retrouvée et un « horizon symbolique », finalement pas si « désert » que cela malgré ce qu’en dit Michel Houellebecq, se transforment en nationalisme exacerbé et en repli identitaire. C’est exactement le piège tendu par l’extrémisme islamique. Le péril mortel est la polarisation de nos sociétés, entre d’un côté, des mouvances identitaires et d’extrême droite qui veulent apparaître comme les défenseurs de valeurs menacées et, de l’autre, une prise d’otage communautaire par des mouvements salafistes minoritaires qui basculent vers le djihadisme.
Le danger est d’autant plus grand que les manifestations historiques de dimanche dernier ne doivent pas faire oublier qu’elles ne résument pas à elles seules les réactions dans l’hexagone. Qu’il s’agisse de la peur des Français musulmans de l’amalgame avec le djihadisme, de la crainte par certains d’une remise en cause radicale de leur « civilisation » ou de l’indulgence de jeunes envers les attentats, déplorant certes les victimes, mais considérant le blasphème comme impardonnable, les ressources dans lesquelles peuvent puiser les éléments extrémistes pour nourrir l’incompréhension, la crispation et la haine sont là. Toute la difficulté est d’éviter l’amalgame sans se dissimuler la réalité. L’enjeu est de réaffirmer nos valeurs communes tout en disant clairement ce qui est inacceptable.
S’il y aura sans doute un « 7 janvier 2015 » symbolique, un « avant » et un « après » Charlie, profitons-en pour redécouvrir, certes dans la douleur, toutes ces valeurs que nous avions oubliées et que nous partageons, pour défendre avec détermination l’ouverture, et gardons-nous, contrairement à l’Amérique de George W. Bush, du repli.