Nouzha Skalli est députée PPS (Parti du Progrès et du Socalisme) à la Chambre des Représentants du Maroc et ancienne Ministre du Développement Social, de la Famille et de la Solidarité (2007- 2011). Entretien d’actualité avec Opinion Internationale.
Que vous inspirent les attentats terroristes survenus du 7 au 9 janvier à Paris et la réaction française et internationale ?
J’ai condamné ces crimes odieux avec indignation et horreur en adressant un message de condoléances et de solidarité à Monsieur l’Ambassadeur de France au Maroc dès l’annonce de l’attentat contre Charlie Hebdo.
Ces attentats brutaux ont endeuillé la France et frappé des journalistes mais aussi de simples citoyens français et françaises de toutes origines et de toutes religions : blancs, blacks, beurs, mais aussi juifs, musulmans, chrétiens ou athées. Mes sincères condoléances et ma solidarité vont aux familles de celles et ceux qui ont dramatiquement perdu la vie !
Les auteurs de l’attentat ont prétendu agir au nom de l’Islam alors que l’Islam est innocent de ces crimes, puisqu’il y est dit que celui qui tue injustement une personne, c’est comme s’il tuait l’humanité toute entière.
En exécutant les journalistes de Charlie Hebdo, les terroristes prétendent avoir vengé le Prophète. Quelle justification, alors, à l’opération de l’Hyper Cacher qui a coûté la vie à de simples clients juifs et dont le nombre de victimes aurait pu être plus important, n’eut été l’opération menée par les forces de sécurité françaises ?
Comment peut-on utiliser des kalachnikovs pour répondre à des dessins, fussent-ils même considérés comme portant atteinte aux sentiments religieux des musulmans ?
D’ailleurs, le terrorisme menace et frappe aveuglément dans de nombreux pays y compris arabes et musulmans, et notre pays n’a pas échappé à ces attentats, que ce soit à Casablanca le 16 mai 2003 ou à Marrakech en 2011.
Cet acte haineux qui a frappé la France a été suivi d’une forte mobilisation nationale et d’une forte manifestation du sentiment d’appartenance à une même nation. Toutes et tous en France sont restés unis contre le terrorisme et autour de la République et de ses valeurs, dépassant pour une fois les clivages politiques gauche / droite !
Cette réaction me rappelle l’émotion suscitée au Maroc après les attentats terroristes du 16 mai 2003 à Casablanca. Là aussi une marche géante contre le terrorisme avait été organisée. Et toutes les forces politiques unies avaient crié d’une seule voix : Non au terrorisme et Touche pas à mon Pays!
L’immense solidarité internationale qui s’est manifestée est à la hauteur de l’indignation mondiale face à ce crime ignoble !
Comment les citoyens marocains ont-ils réagi aux attentats commis à Paris ?
Je dois dire que la condamnation de ces actes terroristes a été pratiquement unanime. Le Roi Mohammed VI a adressé dans les heures qui ont suivi les événements un message de condoléances au Président François Hollande, au Peuple de France et aux familles des victimes, qualifiant de lâche, l’attentat terroriste perpétré contre le siège de Charlie Hebdo et condamnant fermement cet acte haineux. Il en a été de même de l’ensemble des partis politiques.
Cela n’empêche pas qu’il y ait une grande partie de la population marocaine qui, tout en condamnant l’acte terroriste, a exprimé également sa condamnation à l’égard des caricatures portant atteinte au Prophète.
Je dois dire pour ma part que la plupart des personnes qui s’expriment sur la question n’ont jamais lu Charlie Hebdo et se basent sur l’idée que la représentation du Prophète est interdite en Islam, ce qui ne figure nulle part dans le Saint Coran. Bien plus, des images représentant le prophète ont existé dans l’Histoire et existent toujours notamment en Iran.
Depuis ces attentats parisiens, et dans ce débat, qui se déroule notamment à travers les réseaux sociaux, la question de l’injustice historique à l’égard des Palestiniens et les exactions commises impunément par l’Etat et l’armée d’Israël sont très souvent mises en avant pour dénoncer la politique du « deux poids deux mesures » dans le conflit israélo-palestinien. L’opinion publique au Maroc et dans les autres pays arabes a été profondément marquée par la violence des bombardements de l’armée israélienne contre la population de Gaza, tuant femmes et enfants et n’épargnant même pas les écoles et les hôpitaux. On voit donc que ce contexte géopolitique lourd a nourri une exacerbation très forte du sentiment religieux dans les pays arabes et a rendu l’opinion publique largement perméable aux idées extrémistes, sans pour autant qu’elle accepte ou cautionne la violence terroriste.
En revanche, le mouvement progressiste et de défense des droits de l’Homme à travers plusieurs communiqués, a clairement « condamné cet acte criminel brutal, quels que soient les motifs » et exprimé condoléances et solidarité avec les professionnels des médias dans leur droit d’exprimer librement leurs opinions » (OMDH), appelant à « prendre les mesures nécessaires pour confronter de tels actes criminels, pour préserver à chaque être humain le droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion et le droit à la sécurité et l’intégrité physique et la vie et dans le cadre de l’état de droit et des institutions ».
Peut-on combiner selon vous, comme prétendent le faire les autorités marocaines, la condamnation du terrorisme avec la condamnation des blasphèmes commis contre le Prophète Mahomet par Charlie Hebdo ?
La position exprimée par le message royal a été claire et sans ambiguïté pour condamner les actes terroristes haineux contre les journalistes de Charlie Hebdo.
Je pense que dans ces circonstances, on ne peut pas condamner les terroristes tout en condamnant les victimes de ces actes parce qu’elles auraient blasphémé.
Il y a un temps pour chaque chose.
Certes, chacun est parfaitement en droit de condamner les caricatures, voire ester en justice contre leurs auteurs de leur vivant comme cela a été fait des dizaines de fois. D’ailleurs, il est bon de signaler que, d’après le Journal « le Monde », Charlie Hebdo avait été poursuivi en justice 50 fois depuis 1992 dont 10% des plaintes émanant d’associations musulmanes.
Cependant, après l’exécution sauvage de ces journalistes, l’heure devrait être à la solidarité et seulement à la solidarité avec les victimes.
Les relations franco-marocaines sont très tendues depuis près d’un an. Comment œuvrer pour le rétablissement de la coopération judiciaire et politique entre la France et Maroc ?
Les relations et entre le Maroc et la France ont toujours été caractérisées par l’excellence, des liens historiques, politiques, économiques, culturels et humains à travers la grande communauté des binationaux de France.
Ce qui marque nos relations, c’est aussi le partage de valeurs en matière de droits humains et de démocratie et les grands chantiers de réforme engagés par le Maroc en la matière, pas toujours suffisamment perçus dans certains milieux en France.
Ces relations et ces liens sont tellement forts et variés qu’on peut vraiment les qualifier d’indéfectibles. Je crois que la France, aussi bien que le Maroc, a conscience de l’importance des bonnes relations entre les deux pays.
Malheureusement, plusieurs incidents sont venus troubler la sérénité des rapports. Le Maroc a plus d’une fois été touché dans sa dignité et sa souveraineté.
Aujourd’hui, de nombreuses voix et initiatives s’élèvent pour essayer de dépasser la crise, notamment au niveau parlementaire. La Présidente de la commission des affaires étrangères à l’Assemblée Nationale française, Madame Elisabeth Guigou s’est d’ailleurs rendue tout récemment au Maroc dans cet esprit et a rencontré son homologue marocain ainsi que des membres du groupe d’amitié Maroc-France.
Je pense que le rétablissement des bons rapports nécessite une bonne écoute et un dialogue ainsi que des initiatives au niveau de l’Etat français pour mettre nos relations à l’abri des manœuvres de nos détracteurs et nous prémunir contre des actes similaires à celui du 20 février dernier, qualifié de « gifle de Neuilly ».
Le Maroc a accueilli fin novembre le Deuxième Forum mondial des droits de l’Homme (FMDH). Quels progrès attendez-vous dans votre pays dans les prochains mois ?
Le Deuxième Forum mondial des droits de l’Homme à Marrakech a été un instant très fort d’engagement et de débats de milliers de militantes et de militants venus du monde entier. Ce fut un grand honneur pour le Maroc d’organiser un tel événement mondial. Des dizaines d’ateliers et de débats ont été animés sur de multiples sujets relatifs aux droits humains, notamment ceux des femmes, des enfants, des personnes en situation de handicap etc. Les droits et libertés dans les domaines civil, économique, politique, culturel et environnemental ont été passés à la loupe.
Les recommandations et attentes sont donc très nombreuses, d’autant plus que la Constitution marocaine de 2011 est une véritable Charte des droits humains et des libertés.
Mes attentes concernent nombre de ces chantiers car les droits humains pour toutes et tous sont indivisibles.
Je pourrais toutefois en citer trois qui me semblent prioritaires.
– la mise en place du mécanisme national de prévention de la torture : Le FMDH a été l’occasion de l’annonce du dépôt par le Maroc des instruments pour la ratification du protocole facultatif relatif à la convention internationale de lutte contre la torture. Cela traduit notre engagement a mettre en place un mécanisme national de prévention de la torture doté du droit de visite dans tous les lieux où se trouvent des personnes en privation de liberté et d’en permettre les visites à des comités nationaux et internationaux. Le Maroc devient ainsi un des trente pays dans le monde qui mettront en place un tel mécanisme. Il s’agit là d’une avancée majeure du Maroc en matière d’élimination de la torture et d’approfondissement de la consécration des droits humains dans notre pays.
– L’abolition de la peine de mort : je suis de ceux qui pensent qu’on ne peut s’engager contre toute forme de torture, de traitement cruel ou inhumain et en même temps songer à garder cette peine cruelle et inhumaine qu’est la peine de mort, dans notre arsenal juridique marocain. Ceci, d’autant plus que la Constitution marocaine a clairement consacré dans son article 20 le droit à la vie.
Or des passages très importants du message royal au FMDH sont venus encourager et insuffler une nouvelle énergie au mouvement abolitionniste dans notre pays : « Dans de nombreuses régions du monde en effet, le repli sur soi, le rejet de l’autre et l’intolérance, basés sur des motifs ethniques ou sur une lecture pervertie des nobles messages religieux, aboutissent à des violations flagrantes des droits fondamentaux et notamment du principe sacré du droit à la vie. » a déclaré le Roi qui s’est par ailleurs félicité du débat, autour de la peine de mort, mené à l’initiative de la société civile et de nombreux parlementaires et juristes et qui « permettra la maturation et l’approfondissement de cette problématique »
En effet, comme vous le savez, de très nombreux militants et militantes sont engagés depuis de nombreuses années dans le combat pour l’abolition de la peine de mort. J’ai l’honneur d’être porte-parole du réseau des parlementaires contre la peine de mort qui s’apprête à célébrer le deuxième anniversaire de sa création en février 2015. Aujourd’hui, nous avons recueilli l’adhésion de 240 parlementaires de la majorité et de l’opposition et des deux Chambres du Parlement et nous nous apprêtons à lancer au sein du Parlement un débat national sur la peine de mort.
Nous avons un grand espoir de voir le gouvernement se mettre au diapason de la société civile, se conformer à la Constitution et procéder à la ratification du deuxième protocole facultatif relatif au pacte international des droits civils et politiques, abolissant la peine de mort. C’est donc un rêve que je partage avec vous et avec tout le mouvement abolitionniste à travers le monde.
– La question de l’égalité et de la parité a occupé une place particulièrement importante lors du Forum Mondial de Marrakech. Le message royal au Forum a relevé que, vingt ans après la conférence de Beijing, malgré les avancées, «les réalisations sont loin d’être à la hauteur des ambitions alors tracées », malgré l’adoption à l’unanimité des déclarations et plate-forme de Pékin.
Ainsi, bien que notre pays ait fait de cette question un des axes principaux des politiques publiques, beaucoup reste à faire : notamment en ce qui concerne les lois contre le travail domestique des fillettes et contre la violence à l’égard des femmes, mais aussi en matière d’assouplissement des lois sur l’avortement dans les situations difficiles.
Nous attendons donc la prochaine installation de l’APALD « Autorité pour la Parité et la Lutte contre toute forme de Discrimination » prévue dans l’article 19 de la Constitution. L’annonce prochaine de cette mise en place a été accueillie par les cris de joie et les salutations de l’assistance.
Toutes ces problématiques liées aux droits des femmes et de l’égalité sont au cœur du combat de toutes les militantes et militants du mouvement pour les droits des femmes. Mes attentes sont particulièrement fortes à cet égard car la cause des femmes et de l’égalité a toujours été pour moi une priorité.
Un entretien effectué le 13 janvier 2014.