Why?
12H06 - mercredi 25 février 2015

Réciprocité et souvenir : terrorisme international et décisions politiques des grandes puissances

 

 

Lorsque le 1 décembre 1963, on lui demande ce qu’il pense de l’assassinat du président Kennedy, Malcom X, alors leader de la Nation de l’Islam, répond par cette phrase volontairement provocatrice : « les poulets rentrent au poulailler ». L’expression choisie évoquait l’effet de boomerang de la barbarie d’Etat, l’attentat de Dallas marquant alors le dénouement naturel d’un cycle de violence auquel avait contribue le président Kennedy.  

Loin d’être uniquement la marque d’un contestataire isolé, ce commentaire et l’analyse catégoriquement manichéenne du cours de l’histoire par son auteur perdurent, parfois de façon cachée. Leur signification se retrouve a nouveau d’actualité, au lendemain des attentats du début de l’année à Paris. Ce dernier épisode en date d’une longue et tragique série engendre à nouveau une réflexion sur les sources de cette violence, dont les formes religieuses recouvrent des racines souvent plus complexes.

 

Terrorisme et violence d’Etat : un lien tragique

Car sous sa forme délibérément lapidaire, la remarque du leader des droits civiques noirs met l’accent sur le lien qui existe entre l’acte terroriste et la violence d’Etat. Ce lien est trop souvent occulté car il implique des réponses qui dépassent de loin tant la capacité de notre classe politique actuelle à les apporter que la patience dont l’opinion publique est capable de faire preuve pour leur mise en œuvre. Ce lien fait appel à un impératif de vérité, de mémoire, de réciprocité et d’éthique.

Il peut être illustré par l’anecdote suivante : un militant de l’Etat Islamique (ou ISIS) expliquait récemment les raisons de son engagement, en évoquant la mort des ses parents en 2003, victimes d’une frappe aérienne sur leur maison lors de l’invasion américaine. Le pays étant sous le coup de sanctions depuis des années, il se rappelle que ses parents, simples artisans, se souciaient plus de leur survie au quotidien que des méfaits de Saddam Hussein, et encore moins de l’existence ou non d’armes nucléaires.

 

powell

Février 2003 – Colin Powell, Secrétaire d’Etat américain, devant le conseil de sécurité de l’ONU, affirmait avoir des preuves de l’existence d’armes de destruction massive en Irak.

 

Depuis leur mort, ce militant, adolescent à l’époque, n’a eu le droit à aucune explication, personne n’ayant rendu de comptes pour cet acte destiné à semer la terreur parmi la population et à placer ainsi le pays sous le joug d’une armée étrangère. Pendant des années, ses interrogations sont restées sans réponse, sa voix, comme celles de milliers d’autres jeunes, restant inaudible pour un nouveau régime irakien plus occupé à se partager la rente pétrolière et les gaspillages de l’aide internationale qu’à reconstruire le pays sur des bases justes et équitables.

L’attrait de L’Etat Islamique devient alors presque évident, et se construit en trois étapes ; tout d’abord, une source d’écoute : « nous comprenons ta douleur ». Ensuite, une explication simple et facile a comprendre : « l’occident, l’envahisseur et l’ennemi ». Enfin, un remède : « la violence à outrance contre cet ennemi ».

Ce qui est marquant dans ce témoignage, qui a la lecture de l’histoire de la région, ne peut être isolé, c’est l’acte fondateur : une violence terroriste née d’une autre violence, restée sans « pourquoi » pour la victime et sans comptes rendus, après quoi le cycle de violence devient quasiment impossible a enrayer.

C’est la légitimité du grief initial et l’évidence de la trajectoire effectuée, où besoin de justice et colère se transforment petit à petit en haine et soif de revanche meurtrière. Enfin, ce qui désole, dans cet exemple, c’est le degré d’irresponsabilité et de myopie du meurtrier initial, qui est soit inconscient soit indifférent aux conséquences de son acte, et à l’engrenage infernal qu’il a déclenché.

Toute perspective historique et éthique semble ces jours bien impuissante pour dénouer ce lien tragique entre décision géopolitique et terrorisme. Pourtant, elle nous semble être le seul ressort possible.

 

Comprendre les racines pour mieux les combattre

Chercher les raisons profondes de cette violence peut paraître indécent si peu de temps après le drame de Charlie Hebdo, et à l’heure où des otages en Syrie ou ailleurs sont voués à une mort à la fois absurde et abominable.

Soyons clairs. La volonté d’éclairer les sources du terrorisme à la lumière d’événements géopolitiques n’excuse en rien le meurtre. Plus encore, cet effort ne constitue ni ne s’associe en rien au nocif ‘mais’, que l’on entend ici et la pour rationaliser l’acte terroriste : « bien sûr, la liberté d’expression est sacrée, mais ils n’auraient pas dû ». Non, quand il s’agit de meurtres, et d’actes irrémédiables, il n’y a jamais de « mais », que des « non ».

Au contraire, en mettant l’accent sur les liens entre les décisions que nos représentants prennent, en notre nom (pour mieux cacher leur trahison des principes qu’ils prétendaient défendre), et les actes de L’Etat Islamique, Al Qaeda ou d’âmes perdues dans nos banlieues, l’objectif est de mitiger, de protéger, de prévenir.

Car pour se défendre de nouveaux attentats, la force brute ne suffit pas. Seule, elle ne fera que précipiter les violences à venir. L’effort à fournir est plus complexe, plus difficile, car il s’agit d’un effort où la vraie force concilie celle des armes, malheureusement indispensables dans les situations extrêmes avec celle de la vérité, de la mémoire et de l’humilité.

 

Au delà du devoir de mémoire, la réalité de la mémoire de l’Autre

Cet effort commence donc par cette prise de conscience du cordon qui relie la violence inouïe des groupes terroristes aux décisions et actes que nous avons permis, lien qu’entretient une mémoire dont d’autres portent le fardeau mais que nous avons choisi d’ignorer.

Quand en Iran, les Anglais et les Américains renversent un premier ministre démocratiquement élu afin de protéger leur accès aux ressources pétrolières ; quand Belges et autres puissances européennes mettent à mort Lumumba pour défendre leurs intérêts économiques ; quand nos gouvernements couvrent de cadeaux Bokassa pendant que son peuple meurt de faim ou de tortures ; quand on envahit l’Irak, coupable d’invasion du voisin koweïtien, après avoir financé pendant dix ans l’invasion du voisin iranien ; quand les discours voués aux principes de démocratie et d’auto-détermination des peuples se voient continuellement contredits par une incapacité ou une réticence à résoudre le conflit israélo-palestinien ; quand le soutien à la répression algérienne dans les années 90 est offert sans condition, ou quand on maintient en détention, sans inculpation formelle ni procès pendant plus de dix ans, des prisonniers à Guantanamo.

 

Guantanamo

Image d’archive de la prison de Guantanamo à Cuba (AFP)

 

Tout cela peut paraître bien lointain ou obscur pour un public soumis aux exigences d’un quotidien peu serein, mais pour ceux qui ont vécu ou continuent de vivre les séquelles de ces décisions, sans explication et sans comptes rendus, les souvenirs perdurent et le ressentiment croît, transmis de génération en génération.

Moquerie du devoir de mémoire et myopie des réalités, la responsabilité est devenue chez nous un impératif dont l’Autre doit s’acquitter, sans réciprocité. Il y a quelques années, le Président Obama avait esquissé un redressement éthique en reconnaissant la responsabilité des Etats-Unis dans la prolifération des armes nucléaires. Une honnêteté intellectuelle restée sans lendemain, et rendue dérisoire et éphémère, faute de courage, par les attaques de drones aveugles et par le refus de rendre des comptes pour l’usage de la torture sous l’administration Bush.

 

Ethique et responsabilité

Chaque responsabilité étouffée, chaque mémoire occultée alimente le terreau du ressentiment et aiguise la soif de revanche. A cela, s’ajoute un système économique et juridique qui donne tout à penser que l’Egalité devant la loi ne pèse que très peu devant les arrangements entre puissants, attisant ainsi les colères, et les paranoïas des plus vulnérables.

Il ne s’agit pas seulement de la courbe inexorablement plate du chômage, qui laisse entrevoir peu d’alternatives à un quotidien d’humiliations et de violences. C’est également depuis plusieurs années le voile levé sur un système particulièrement inique, où les puissants maintiennent par tous les moyens nécessaires leurs privilèges au détriment de leurs responsabilités, aidés dans cette entreprise suicidaire pour la société, par la faiblesse de la classe politique, une justice accommodante, et, avouons le nous, des citoyens complaisants.

Un exemple et une comparaison parmi tant d’autres : des responsables de banque contribuent soit par incompétence, soit par malfaisance, à une crise économique de premier ordre, aux conséquences désastreuses pour tant d’hommes et de femmes, mais ne se voient pas inquiétés par la justice, certains étant même récompensés par des postes gouvernementaux, comme ce fut le cas dans l’administration Obama en 2008.

On peut alors comprendre les conséquences tragiques de cette trahison éthique au profit du réalisme politique, à la lecture simultanée de cette décision et des réalités carcérales américaines telles que nous les transmet Bryan Stevenson, dans son œuvre magnifique « Just Mercy », dont le témoignage des délits de justice est difficile à croire dans un pays se réclamant de l’Etat de droit. Page après page, l’auteur nous décrit l’histoire d’hommes, de femmes et d’enfants accusés a tort, ou au terme de processus juridiques indignes, et terminant leur vie sur la chaise électrique ou dans une solitude misérable. Comment alors ne pas voir dans cette justice à deux vitesses la moelle substantielle d’un sentiment extrémiste et du germe terroriste ?

Encore une fois, il ne s’agit pas d’équivalence morale. Cette accusation est d’ailleurs souvent la dernière arme de ceux qui ont quelque chose à se reprocher, ou qui ont peu confiance en leurs fondations éthiques. C’est rarement en se soustrayant à ses propres obligations que l’on encourage l’Autre à assumer les siennes, et encore moins que l’on prévient leurs conséquences. Comment alors ne pas s’inquiéter devant cette réticence a confronter les conséquences de nos décisions, où l’on accepte, par amnésie, myopie ou frilosité, que  l’impunité l’emporte régulièrement sur le devoir de mémoire, le respect des règles et l’Egalité devant la loi (nationale et internationale).

 

Assumer une remise en question

Impunité ? Il ne s’agit pas ici, ou pas seulement, d’impunité légale, car l’on sait que toute tentative de forcer les responsables de décisions catastrophiques à rendre des comptes devant la justice est vouée a la résistance sans faille des réalités géopolitiques et des rapports de force.

De plus, la loi n’est pas toujours du cote de l’éthique, et comme l’écrivait Camus en 1945, « nous vivons dans un monde où l’on peut manquer à l’honneur sans cesser de respecter la loi ».

Enfin, une approche purement légale obscurcirait les responsabilités de chacun d’entre nous.

Puisqu’il est souvent vrai, en démocratie surtout, que l’on a les responsables que l’on mérite, la seule Cour de justice à la mesure de cette faillite collective doit dépasser un cadre légal, et faire appel à un ordre éthique plus inclusif, où ceux qui contribuent à cette violence, de tout côté, doivent rendre des comptes aux citoyens du monde, à leur propre conscience, et au jugement de l’histoire.

Ce jugement, historique, éthique, peut être établi sereinement, sans violence mais honnêtement et justement, au nom d’une éthique de la mémoire et du respect de l’autre. Mais clarifions que ce jugement est l’œuvre de tous. Il faut pouvoir nommer les actes que l’on refuse, que l’on ne respecte pas. Il appartient a chacun d’entre nous de l’assumer et de le vivre, dans nos choix et nos attentes politiques ainsi que dans nos actions et mots quotidiens.

Nous vivons, une fois encore, une époque marquée par la démission d’une grande partie de la classe politique. Devant l’énormité des enjeux, nos responsables préfèrent ramener l’histoire à leur propre biographie, qui, comme la nôtre, est forcement médiocre, et à leurs propres intérêts qui, comme les nôtres, sont principalement égoïstes. Mais malgré ce qu’invoquent certains, la solution ne passe pas forcement un refonte des systèmes, excuse trop souvent évoquée pour escamoter l’éthique sous des explications impersonnelles, pour éviter les autocritiques, et dont la mise en œuvre a un bilan historique tragique. 

Au contraire, et beaucoup plus difficilement car exigeant un effort de tous, nous pensons qu’une rupture du lien ensanglanté entre nos décisions géopolitiques et terrorisme requiert l’émergence et la remise en valeur des cœurs intelligents, concept certes biblique mais dont Arendt et Finkielkraut ont tour a tour démontré la portée universelle.

L’intelligence de cœur combine obligation de mémoire et confiance en ses valeurs, avec une exigence de mise en pratique au quotidien et, pour reprendre l’appel de Camus après la guerre, l’adéquation entre responsabilité et puissance. Elle ne s’impose ni par la loi, ni par décret, mais par la convergence, lente et déterminée de choix et d’exigences individuels, où nos attentes de l’Autre s’effacent devant nos propres devoirs.

Une certaine étude de l’œuvre de Levinas avait comme titre : « La responsabilité est sans pourquoi ». Elle résumait ainsi l’injonction émise pas le philosophe de substituer au « Je » totalisant non seulement l’acceptation du mystère de l’Autre mais également, et paradoxalement, un recentrage du discours et des gestes, et donc de la responsabilité, sur Soi. C’est ce travail individuel que l’on doit à soi même et aux autres si l’on veut apaiser notre époque et réduire les possibilités d’une violence future.

 

Conclusion

Cette éthique, bien sur, ne résoudra pas tout. L’absence d’aggiornamento de l’islam, la lâcheté des dirigeants du Moyen Orient et les folies mégalomaniaques des dictateurs de toute souche sont autant de foyers de responsabilité dans ce cycle de violence, et il serait même présomptueux de s’octroyer le monopole des solutions.

Mais comme le dit le dicton, l’on ne peut réellement se soucier que de ce que l’on maîtrise vraiment. Pendant ou avant même que d’autres réfléchissent à leurs parts de culpabilité, les démocraties occidentales doivent avancer dans leur propre réflexion, qui doit, pour être légitime et efficace, rapidement se traduire par des gestes, des mots et des actions.

A notre avis, cela doit débuter par, ou inclure, une revue de nos politiques extérieures, un discours plus clair et honnête sur notre histoire et les responsabilités partagées, le rôle de la presse sur ces questions, et une mobilisation en profondeur et collective sur les sources et les conséquences de l’inégalité sociale, politique et légale. Ces pistes demeureront vaines toutefois, si, au cœur de cet effort, on ne fait pas le choix ni la pratique de l’intelligence de cœur.

 

Netanyahu_Bongo

Rassemblement de chefs d’Etat le 11 janvier 2015, au lendemain des attentats de Paris.

 

Sinon, nous n’en aurons pas fini de ces images de chefs d’Etat qui, sans honte et sans remords, de Netanyahu à Bongo, et soutenus bras dessus bras dessous par leurs contreparties occidentales, défilent un 11 janvier au nom de principes qu’on les autorise à bafouer impunément, ou, comme le disait plus justement Desproges, qui vont pleurer dans les cimetières que nous avons tous contribué à remplir.

 

Hollis Lomax

Concordat d’Alsace-Moselle : parlons-en avec raison !

Produit de l’histoire mouvementée de l’Alsace et de la Moselle de 1870 à 1945, le régime local des cultes est un élément constitutif de l’identité régionale auquel les populations sont fortement attachées. Tous les sondages...
Jean-François KOVAR