La commémoration du centenaire du génocide arménien aura lieu ce vendredi 24 avril, date des premières rafles d’intellectuels arméniens à Constantinople. A la veille de cette cérémonie, qui se tiendra à Erevan (capitale de l’Arménie), il semble important de revenir sur le long processus de reconnaissance de ce génocide, engagé en 1965 avec l’Uruguay et toujours en cours aujourd’hui.
Les débuts d’une reconnaissance politique
D’avril 1915 à juillet 1916, entre 1,2 et 1,5 millions d’Arméniens de l’Empire Ottoman périrent lors de massacres et déportations orchestrés depuis Constantinople par le parti alors au pouvoir et connu sous le nom de « Jeunes-Turcs ». Ce sont précisément cette volonté affirmée d’éliminer la communauté arménienne et sa planification qui permettent de qualifier ces massacres de génocide.
Ces événements, et leur reconnaissance en qualité de génocide, furent très peu évoqués pendant une grande partie du XXéme siècle. Il faudra attendre 1965 pour que l’Uruguay soit le premier pays à qualifier officiellement de génocide ces massacres organisés. Aujourd’hui, 22 pays dans le monde reconnaissent officiellement le génocide arménien, dont la France depuis 2001 et la Syrie, dernier pays en date, depuis mars 2015. Au-delà de la reconnaissance par les Etats, qui prend diverses formes, certaines institutions, internationales ou régionales, ont également pris officiellement position sur la question du génocide. C’est notamment le cas du Parlement européen, du Conseil de l’Europe et du Conseil du Mercosur.
Ces dernières semaines, à l’approche de la commémoration officielle du centenaire, de nouveaux progrès en faveur d’une reconnaissance officielle du génocide ont été réalisés. A l’ouverture de la messe du 12 avril, le Pape François s’exprimait en son propre nom pour comparer les massacres des arméniens aux grands crimes du nazisme et du stalinisme et les qualifier de « premier génocide du XXéme siècle. » En Allemagne, une résolution, proposée par les partis de la coalition au pouvoir, visant à qualifier les massacres de 1915 de génocide, devrait être votée vendredi.
Une question très politisée
Malgré les progrès évidents des dernières décennies et des dernières semaines, le chemin reste encore long. Les questions du génocide arménien et de sa reconnaissance sont si politisées qu’il reste difficile d’en parler sans réserve, même dans les pays le reconnaissant officiellement. Ainsi, en France, alors que la loi punit la négation du génocide arménien depuis 2014, de nombreux médias abordent encore le sujet avec réserve, en écrivant par exemple le mot de génocide entre guillemets, comme si l’ambiguïté était toujours permise.
Aux Etats-Unis, malgré la forte communauté arménienne installée sur le territoire, la question reste extrêmement délicate car fortement biaisée par leurs relations diplomatiques avec la Turquie et la Russie. Non seulement la Russie a nettement pris position en faveur de l’Arménie et de la reconnaissance du génocide arménien – Vladimir Poutine sera d’ailleurs présent ce vendredi à Erevan – mais la Turquie est surtout un allié historique de l’OTAN et un pilier stratégique des Etats-Unis au Moyen-Orient. En dépit des résolutions de la Chambre des Représentants, aucun Président américain n’a jamais prononcé le terme de génocide en public, les massacres étant généralement qualifiés de « grande catastrophe de 1915 ». Barack Obama avait utilisé le mot de génocide lors de sa campagne en 2008 mais ne l’a plus jamais prononcé depuis.
Le message de l’Union européenne sur cette question reste également peu lisible, malgré la position du Parlement Européen et ses annonces récentes reconnaissant officiellement la date du 24 avril comme date de commémoration et poussant la Turquie à poursuivre le travail de réconciliation. Pour la commémoration du centenaire qui aura lieu demain, seulement quatre pays ont pour l’instant annoncé la présence de leur chef d’Etat, dont la France comme seul pays européen. Les autres chefs d’Etat et de gouvernement se contenteront de se faire représenter, à l’image de l’Allemagne, longtemps bloquée par la peur de froisser son importante diaspora turque, qui enverra son Ministre adjoint aux Affaires Etrangères, Michael Roth. Au Royaume-Uni, qui compte également de nombreux ressortissants d’origine turque et tient à ces bonnes relations avec la Turquie, il reste très difficile d’aborder cette question, presque taboue. Alors que la reconnaissance du génocide est centrale au dossier d’intégration de la Turquie dans l’Union européenne, le pouvoir d’influence de celle-ci est donc nettement diminué par la confusion du message.
La Turquie, entre assouplissement et virulence
Le cas de la Turquie, fondée en 1923 sur les ruines de l’Empire Ottoman, est bien évidemment à part. Elle n’a toujours pas reconnu cette période de l’histoire et ne semble pas prête de le faire. La Turquie a longtemps qualifié les massacres de cette période de « guerre civile » durant laquelle 300 à 500 000 Arméniens et autant de Turcs auraient trouvé la mort. C’est d’ailleurs ainsi que cela est enseigné encore aujourd’hui. La volonté politique affirmée d’éliminer la communauté arménienne n’est jamais mentionnée. Nombreux pensaient que l’occasion du centenaire allait être saisie par M. Erdogan, Président de la République de Turquie, pour faire un grand pas vers la reconnaissance au mieux de la qualité de génocide, a minima de la responsabilité du gouvernement de l’époque. C’est ce que laissait présager son annonce en avril 2014 durant laquelle il évoquait publiquement cette période et présentait ses condoléances à la communauté arménienne, avouant que les pertes n’avaient pas été les mêmes du côté turc et côté arménien. Une première pour un chef d’Etat turc.
Les réactions d’Ankara aux récentes annonces successives du Pape le 12 avril et du Parlement européen le 15 avril sont en réalité plutôt de courant inverse. Certes, le premier ministre turc, Ahmet Davutoğlu, a salué avant-hier la mémoire des personnes mortes pendant cette triste période. Mais on est loin du compte. L’ambassadeur turc au Vatican a été rappelé le jour même de l’annonce du Pape et le Ministère des Affaires étrangères turcs s’exprimait dans un communiqué de presse virulent à la suite de ces annonces, expliquant que « la Turquie a achevé son travail de mémoire » et appelant l’Arménie à faire de même. Avant même ces réactions, la commémoration de la bataille de Gallipoli, traditionnellement célébrée le 25 avril par la Turquie, avait volontairement été décalée au 24 avril cette année afin d’atténuer l’importance médiatique du centenaire du génocide, du moins en Turquie. Ainsi, malgré la déclaration optimiste du printemps dernier, la Turquie semble pour le moment peu disposée à changer ou même assouplir sa position.
Certes, des bonnes volontés se manifestent des deux côtés. Le président arménien Serge Sarkissian a déclaré hier être pour un rapprochement avec la Turquie « sans condition préalable ». Des intellectuels et personnalités turques se sont prononcées favorables à la reconnaissance du génocide. Mais le débat sur la reconnaissance du génocide arménien est en réalité tellement considéré au travers du spectre politique et géopolitique que les enjeux de réconciliation des peuples et des Etats turc et arménien s’en voient négligés, entretenant la crainte, voire la haine, entre les peuples. Situation délicate, alors que ces deux pays sont frontaliers et que la diaspora arménienne en Turquie est estimée à près 100 000 personnes.
Alors que ces tensions se cristallisent sur son propre territoire, la Turquie ne semble que trop peu les considérer et peu disposée à modifier sa position. Toute amélioration significative parait difficile tant que le message des Etats-Unis et de l’Union européenne ne se fera pas plus clair et plus pressant et que leur pouvoir d’influence ne sera pleinement exploité.