Il y a quarante ans, le 17 avril 1975, Phnom Penh, assiégée depuis plusieurs mois, tombait aux mains des Khmers rouges, treize jours avant que Saïgon ne tombe aux mains de l’armée nord-vietnamienne. Rappeler aujourd’hui ce que fut la politique des Khmers rouges conduit à percevoir différemment les violences dans lesquelles, depuis une quinzaine d’années, se précipite une partie croissante du monde musulman, et d’en relativiser précisément la nature musulmane.
Le rejet de l’Occident
Une bonne moitié des cadres Khmers rouges s’étaient formée à Paris, en pleine « Guerre d’Indochine » (1946-1954), à une époque où le prestige de l’Union soviétique était considérable et où le système communiste s’étendait sur une Chine archaïque qu’il s’apprêtait à moderniser aux forceps. La perspective d’une organisation autoritaire capable de substituer rapidement à l’économie dite libérale et aux valeurs « bourgeoises » importées d’Occident un système collectiviste et égalitariste, autant que leur admiration pour les révolutionnaires radicaux comme Robespierre, sont dès lors venus étayer la légitime rancœur engendrée chez ces élites par l’humiliation coloniale.
La prise de la capitale leur permit de généraliser la politique progressivement mise en œuvre dans les régions déjà tombées sous leur contrôle. Considérée comme la tête de pont de la corruption occidentale au Cambodge, Phnom Penh (comptant alors près de deux millions d’habitants) fut immédiatement évacuée sous la contrainte des armes, y compris les malades hospitalisés, dont les cadavres jonchèrent rapidement les routes de ce gigantesque exode. Les voitures, rassemblées aux portes de la ville, furent incendiées. Ces colonnes de citadins, considérés comme méprisables pour l’occidentalisation relative de leur mode de vie, furent menées à marche forcée, au prix de milliers de morts, dans les campagnes les plus reculées, installées dans des camps sommaires, et contraintes, avec un outillage rudimentaire, à des travaux agricoles épuisants auxquels nul n’était préparé, ainsi qu’à une existence communautaire délibérément destructrice de la famille. Considérées comme acquises à la culture occidentale, les personnes portant lunettes, comme celles connaissant une langue étrangère, furent impitoyablement liquidées sur instructions de l’Angkar, organisation totalitaire croyant pouvoir, par la terreur, construire une société nouvelle fondée sur la paysannerie « authentique ».
Abolition de la propriété privée et du commerce privé, persécutions religieuses, sous-alimentation, déportations de masse, emprisonnement arbitraires et tortures, anéantissement de l’individu, tout ceci était conçu par l’élite dirigeante – au sein desquelles les purges se succédaient – comme une immense entreprise d’éradication des traditions archaïques, certes, mais aussi et surtout de purification de la culture khmère de toutes les influences corruptrices qu’elle avait subies, dans les villes, de la part d’un Occident honni.
Des khmers rouges à Da’ech…
L’histoire ne se répète-t-elle jamais ? Cette recherche folle d’une pureté exempte de toute souillure par l’influence délétère de l’Occident trouve son écho, quarante ans plus tard, dans les entreprises démentielles d’Al Qaida, de Da’ech, de Boko Haram, qui – indépendamment du conflit sunnites/chiites réveillé par la destruction de l’Etat irakien en 2003 – combattent avec acharnement un modèle de société fondé sur une liberté individuelle angoissante, sur l’affirmation de soi et la concurrence, peu clément envers ceux qui n’ont reçu ni éducation structurante ni formation rigoureuse.
Ces organisations proposent aux humiliés et aux paumés le réconfort et la séduction d’un système totalitaire, de l’engagement collectif pour une grande cause, et d’une distinction tranchée (on n’ose écrire ce mot…) donc sécurisante, entre le Bien et le Mal, impitoyablement sanctionnée. Et leur attrait est d’autant plus puissant que des dizaines de millions d’hommes arabes, sans emploi donc dans l’incapacité matérielle de prendre femme, subissent des frustrations que la pornographie désormais accessible à demeure, transforme en enfer. La tentation est forte d’aller chercher refuge dans les bras d’un dieu vengeur…
Le parallèle ici proposé ne peut écarter, bien sûr, d’importantes différences, comme le caractère politique du projet des Khmers rouges, limité aux frontières du pays, alors que celui de Da’ech, religieux, est de fonder un califat international. Il suscite néanmoins l’attention, car il conforterait alors la thèse selon laquelle l’Islam – fondé sur des textes qui, comme la Bible, permettent toutes les lectures – serait aujourd’hui, malgré lui, le simple vecteur, le simple support d’un « totalitarisme de revanche » sur un monde aux insolents succès, mais n’en serait, malgré de brutales revendications, ni la source ni l’essence.
Thierry Michalon