Le 7 février 2015, lors de la conférence de Munich réunissant des États voulant trouver une solution au conflit en Ukraine, le président ukrainien issu des urnes, Petro Porochenko, dévoila un « secret » qui n’avait de secret que le nom, en présentant face aux caméras plusieurs passeports russes pris sur des hommes capturés sur le territoire ukrainien. Des militaires, alors que le que le président Vladimir Poutine assure ne pas intervenir en Ukraine ? Plus probablement des membres de « SMP », ces sociétés militaires privées, plus ou moins informelles qui serviraient de supplétifs pour des missions menées en dehors du cadre légal du droit international.
L’hypothèse est loin d’être absurde : depuis une quinzaine d’années, et le développement massif des SMP américaines en Irak et en Afghanistan, ces nouveaux acteurs des conflits armés sont des éléments incontournables pour comprendre avec précision les enjeux des conflits sur le terrain. Mais si les États-Unis ont fait quelques efforts d’encadrement juridique de ce lucratif business – Academi (ex-Blackwater) réalise ainsi plus de 13 milliards de dollars de chiffre d’affaires annuel – la Russie, elle, a peut-être franchi la ligne rouge : officiellement interdites, les structures russes qui existent de fait évoluent en dehors de tout cadre juridique, servant au mieux de supplétifs occultes sous contrat avec les services russes, ou pire en agissant en « autonomie » sur des théâtres d’opération pourtant sensibles. Encore une fois, ce n’est pas un monopole russe mais l’expérience de Moscou mérite qu’on s’y consacre…
Les Slavonic Corps : le cas d’école de la dérive en situation de conflit
Bien loin de l’Ukraine, un groupe engagé dans le conflit syrien a déjà fait parler de lui et soulevé des questions sensibles sur les SMP russes : les Slavonic Corps (Slavyanskii Korpus en « version originale »). L’histoire du groupe est en soi un concentré de toute l’opacité des SMP russes : une structure basée à Hong-Kong propose des postes d’agents de sécurité ciblant le plus souvent des vétérans de la police ou des forces armées russes, soi-disant pour protéger des gisements de pétrole sur le sol syrien. A l’arrivée, les hommes du groupe se retrouvent sous-armés, et « contraints » par leurs employeurs à combattre les djihadistes aux côtés de Bachar el-Assad.
Mal armés, mal préparés au combat sur le terrain, et dépassés par les événements, les membres du groupe rentrent en Russie pour fuir la zone de guerre. Arrêtés à leur arrivée, les autorités ont condamné la plupart des membres, et les deux fondateurs de l’entreprise Vadim Gussev et Evgueni Sidorov pour leur participation à la constitution d’un groupe armé, une pratique totalement interdite en Russie. Le signal est clair : les SMP sont bannies du territoire, et la loi sera intransigeante, même pour les groupes se battant sur le terrain du côté des intérêts géopolitiques de Moscou.
Sauf que le vernis de la fermeté ne met pas longtemps avant de se craqueler : il apparaît rapidement que l’une des personnes ayant contribué à la mise sur pied des Slavonic Corps, le lieutenant-colonel Vyacheslav Kalashnikov est membre réserviste du FSB, les services secrets russes. Un hasard ? Mark Galeotti, professeur à la New York University, et spécialiste des questions de sécurité en Russie, balaie l’idée d’une coïncidence dans un entretien qu’il a accordé au magazine américain The Interpreter : il est pour lui impossible qu’un groupe qui a compté plus de 250 hommes pour une action sur un territoire étranger n’ait pas été, au mieux surveillé, et plus probablement contrôlé en sous-main par les autorités russes : « les ‘mercenaires’ sont une couverture pour l’armée russe, exactement comme les ‘ingénieurs russes’ qui travaillent pour l’armée de l’air syrienne ».
La poudrière africaine
Mais c’est sur un autre terrain sensible de la géopolitique internationale que les sociétés militaires privées russes sont le facteur de troubles le plus ingérable : l’Afrique. Alors que l’industrie de l’armement russe était l’une des forces diplomatiques de Moscou, avec la Libye comme client majeur, la situation a été entièrement remise en cause lors du soulèvement contre Mouammar Kadhafi, et l’intervention de l’Otan dans le conflit. Face à un contexte diplomatique peu propice, la Russie annonça qu’elle ne livrerait plus d’armes au régime de Tripoli. Une position de tempérance, qui lui coûte cependant beaucoup, tant économiquement qu’en influence dans cette région du monde. Mais si le retrait du soutien de la Russie, et sa relative acceptation d’une intervention de la communauté internationale sont ses positions officielles, de fortes suspicions pèsent sur une stratégie cachée de Moscou : se servir des SMP pour continuer à soutenir le régime.
En juin 2012, dix mois après la chute du régime, 23 mercenaires étrangers sont condamnés à des peines de prison par un tribunal militaire libyen. Parmi eux, dix-neuf Ukrainiens et trois Biélorusses, commandés par un Russe. Les nouvelles autorités libyennes leur reprochent d’avoir assuré un soutien logistique pour l’installation d’un lance-missile devant riposter aux frappes des appareils de l’Otan. Ce groupe de mercenaires était rentré en Libye officiellement pour assurer une mission « dans le secteur pétrolier » et ont, au cours du procès, reçu le soutien appuyé de leurs ambassades respectives.
Autre cas troublant, jamais confirmé par les autorités libyennes, l’exécution sommaire en septembre 2011 à Misrata par les groupes ayant renversé le régime de Kadhafi de 85 mercenaires étrangers combattant pour le régime de Tripoli en pleine déliquescence, dont plusieurs étaient de nationalité russe.
Plus au sud, et dans un cadre plus « visible » mais non moins stratégique, on retrouve la présence de ces groupes armés russes notamment dans l’accompagnement des contrats de livraison d’armements et les premières formations dispensées sur place pour l’utilisation de ces matériels. Le Tchad notamment, pivot incontournable de la stabilité dans la région, a dû s’attacher les services de SMP russes après s’être équipé d’hélicoptères de combat MI17 et MI24 produits par l’entreprise Kazan Helicopters, basée comme son nom l’indique dans la ville de Kazan, capitale de la République du Tatarstan. Un « accompagnement » qui pèse sans doute pour les Tchadiens, et qui n’est pas uniquement motivé par des considérations de « service après-vente », N’Djamena essayant depuis de développer des partenariats de formation avec la France en lieu et place des encadrants russes.
Mais c’est surtout dans la corne de l’Afrique, donc au long des côtes somaliennes, que la présence de SMP russes est la plus problématique, et source de graves dérives. Engagées dans cette région pour assurer la sécurité du transport maritime face aux risques de piraterie, des observateurs et des témoignages rapportent la manière d’assurer la « protection » par ces groupes russes : fusillades sans sommation, poursuites des assaillants, forts soupçons d’exécutions sommaires, en dehors bien entendu de tout cadre judiciaire. Aucun contrôle étatique sérieux n’est possible des agissements de groupes qui ne sont pas reconnus dans leur pays, et dont les entreprises commanditaires agissent de plus sous des objets de complaisance comme le « conseil » ou « l’intelligence économique ».
Une situation qui échappe à tout contrôle et qui semble embarrasser Moscou, qui envisage maintenant un minimum d’encadrement légal des sociétés militaires privées. Une reprise en main qui passe d’abord par une reconnaissance officielle de cette activité : un projet de loi a été déposé à la Douma en ce sens, et Vladimir Poutine lui-même a déjà affiché son soutien à cette démarche, sans cacher d’ailleurs l’utilisation officielle qu’il compte faire des SMP : « un instrument de la poursuite des intérêts nationaux sans la participation directe de l’État, tout bien considéré, je crois que c’est une idée à creuser. » Jusque-là cachée, l’action des sociétés militaires russes pourrait apparaître au grand jour. Rien n’indique qu’elle en sera moins forte.
Michel Borsky