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10H48 - mercredi 3 juin 2015

Où va l’économie sud-américaine : interview avec Carlos Quenan

 

Carlos Quenan, vice-président de l’Institut des Amériques, économiste et  enseignant chercheur rattaché à l’Institut des Hautes Etudes de l’Amérique Latine (IHEAL) et au Centre de Recherche et de Documentation des Amériques (CREDA), livre sa vision du contexte économique actuel en Amérique latine et des relations économiques Europe/Amérique latine. 

 

Carlos Quenan, vice président de l'Institut des Amériques. Crédits: Michel Taube

Carlos Quenan, vice-président de l’Institut des Amériques.

 

 

Nous sommes en pleine Semaine de l’Amérique latine et des Caraïbes, le président de la république revient des Caraïbes où il a fait une visite assez remarquée. Ceci dit, quelle est la place de l’Amérique latine dans l’économie française et inversement ? Est-ce que l’Amérique latine compte pour l’économie française?

Carlos Quenan : Elle compte de manière relative puisque c’est un partenaire économique plutôt mineur. En termes commerciaux par exemple, elle n’a pas vraiment un poids très important même s’il y a des pays comme le Brésil qui peuvent représenter un et quelques pour cent des échanges commerciaux de la France. 

Certes, ce n’est pas beaucoup mais ce qui est plus intéressant, c’est le poids des investissements français en Amérique latine. La France a toujours été un investisseur non négligeable, notamment dans une perspective historique. Dans les années 30/40 déjà, des entreprises françaises étaient implantées en Amérique latine. Les grandes entreprises du secteur automobile comme par exemple Renault, Peugeot, Alstom mais aussi les entreprises du BTP avec une forte présence de Bouygues et d’autres groupes. Evidemment, ce n’est pas une présence comme celle de l’Espagne qui a été dans les années 90 le grand investisseur mais la présence française s’est beaucoup accrue en Argentine dans les années 90 lors de la période des privatisations. 

Et l’on voit une nouvelle impulsion dans la relation de la France avec l’Amérique latine ces dernières années. Je dirais que ce nouvel élan s’est fait ressentir surtout à partir de l’arrivée au pouvoir du président Hollande, via la mise en place « musclée » de la diplomatie économique à l’égard de l’ensemble des pays émergents, en particulier l’Amérique latine. Le nombre de visites de chefs d’Etats sud-américains en France a augmenté par rapport aux années précédentes et des initiatives originales ont été prises comme cette première visite d’un président français à Cuba, depuis l’indépendance de l’île en 1898.

 

La diplomatie économique française a-t-elle récemment remporté des succès et de nouveaux marchés ? Par exemple le groupe européen Airbus a décroché début mai un gros contrat avec la compagnie colombienne Avianca…

Cela s’inscrit dans un processus de plus long terme, mais il y a eu un repositionnement des entreprises françaises dans différents domaines. Il existe des projets d’infrastructures comme pour Alstom. Egalement ce contrat obtenu pour Airbus. Je pense aussi à tout ce qui a trait aux cabinets de conseil, d’ingénierie pour un certain nombre de ces infrastructures présentes en Amérique latine. A Cuba des accords ont été signés qui réservent la part de groupes du BTP dans la construction d’hôtels qui va sans doute être un secteur amené à se développer davantage, à cause du flux de touristes attendus des Etats-Unis. 

Toujours à Cuba, l’industrie pharmaceutique s’implante. Ceci dit, la France met en œuvre cette diplomatie économique avec une orientation dans la durée, alors que l’Espagne avait favorisé dans les années 2008 un objectif de très court terme qui était de contrecarrer la chute des activités de ses entreprises insulaires. 

La diplomatie économique de la France rejoint aussi ses engagements culturels et scientifiques avec une offre spécifique en matière de coopération scientifique et universitaire.

 

Comment va l’économie sud-américaine ? C’est un continent qui s’est développé très vite ces dix dernières années mais actuellement on a l’impression qu’il y a une stagnation, notamment au Brésil. Quels sont les éléments macro-économiques majeurs ?

L’Amérique latine a connu un cycle de croissance assez soutenue entre 2002/2003 et 2013, une décennie de prospérité mais à partir de 2013/2014, nous assistons à une inflexion de ce cycle d’expansion pour des raisons tant externes, qui ont trait à l’environnement international, que domestiques où un certain nombre de déséquilibres se sont développés dans certains pays. 

Par exemple le Venezuela est confronté à une inflation élevée, avec des problèmes liés à un déficit budgétaire croissant et à la polarisation politique propre au pays. Le Brésil a des problèmes de compétitivité et d’inflation également importants et d’autres pays ont des distorsions de nature différente. Mais surtout le contexte international a changé pour les économies de l’Amérique latine : d’une part le cycle de croissance des années 2002/2013 a été  fortement associé à une phase d’expansion de la demande des matières premières de la part de la Chine envers les pays latino-américains qui possèdent des ressources naturelles minières, pétrolières et agricoles abondantes. Ces ressources sont fortement valorisées grâce à la demande chinoise. Les pays latino-américains ont observé une phase d’amélioration des termes de l’échange. 

D’une part, ces facteurs qui se traduisent par des recettes d’exportation beaucoup plus élevées ont joué favorablement pendant cette décennie de prospérité. D’autre part, les financements extérieurs ont été abondants, la région latino-américaine a bénéficié d’une phase de faibles taux d’intérêt internationaux et d’abondance de capitaux. Certes, il y a eu une interruption de ce processus lors de la phase aigüe de la crise internationale en 2008/2009 mais cela a constitué un choc négatif transitoire. Or, cette situation est en train de changer : la région est aux prises avec un environnement international moins favorable du fait de la hausse du prix des matières premières et  du ralentissement de la demande chinoise. 

En outre, les coûts des financements extérieurs pourraient se dégrader pour la région latino-américaine parce qu’on est en train de tourner la page de cette phase de taux d’intérêt faibles au niveau international. Notamment aux Etats-Unis où les prévisions annoncent une augmentation des taux d’intérêt à partir du deuxième semestre de cette année. Par conséquent, cela rend le contexte international moins favorable et de ce fait la région a connu une décélération marquée de la croissance. 

On avait trois et quelques pour cent de taux de croissance en 2012, on est passé à 2,5 en 2013 et en 2014 la croissance a été inférieure à 1%. On devrait retrouver à peu près les mêmes niveaux cette année avec une récession sans doute au Venezuela, au Brésil où on s’attend à un recul de l’activité économique d’environ 1%. Même les autres pays de la région ont ralenti. 

C’est une période de vache maigre, mais ce n’est pas dramatique dans le sens où il n’y a pas de crise monétaire ou financière grave. Le cas qui est un peu plus préoccupant c’est celui du Venezuela non seulement à cause de l’économie mais aussi de la polarisation politique. 

Il est clair que dans le contexte actuel qui va sans doute perdurer cette année mais aussi en 2016/2017, les avancées économiques de la décennie de prospérité que j’ai évoquées tout à l’heure vont être difficiles à maintenir. Par exemple, des progrès sociaux intéressants ont été réalisés pendant cette période et le taux de pauvreté a diminué. En 2002/2003, ce dernier s’élevait à plus de 40% dans la région latino-américaine. Il se trouve actuellement à 28% même si un noyau dur de pauvreté extrême de 12% persiste. Depuis deux ans, ces taux de pauvreté ne diminuent plus, et comme la population augmente en Amérique latine, avec un peu plus de 600 millions d’habitants, le nombre de pauvres s’accroît, en valeur absolue. Par conséquent, il y a une stagnation dans les évolutions sociales positives réalisées dans cette décennie de prospérité. 

Or, pour cette année 2015, le contexte de croissance médiocre d’un et quelques pour cent n’encouragera pas les recettes fiscales et, in extenso, les marges de manœuvre pour développer des actions sur le plan social se verront réduites. 

Dans ce contexte économique plus difficile, qui n’est pas forcément grave mais demeure inquiétant, je pense qu’il est important pour la région latino-américaine de mettre en place des politiques de diversification productive. La région est devenue trop dépendante à l’égard des prix des volumes exportés des matières premières. 

 

Selon vous, quel est l’enjeu principal du sommet Union Européenne /CELAC (Communauté des Etats latino-américains et des Caraïbes) qui se tient à Bruxelles le 10 et 11 juin prochains ? 

L’UE est le principal investisseur en Amérique latine avec 40% des investissements extérieurs totaux, donc plus que les Etats-Unis. Les pays européens qui investissent le plus dans la région sont l’Espagne et les Pays-Bas mais c’est difficile d’établir l’origine précise parce qu’il y a des investissements qui se font à travers des paradis fiscaux. Les Etats-Unis constituent un investisseur toujours important mais sa part relative a diminué. 

Cependant, l’émergence de la Chine dans la région constitue la nouveauté des dix dernières années. La CEPAL (Commission Economique pour l’Amérique latine et les Caraïbes) estime que cette dernière a représenté environ 10% des investissements extérieurs reçus par la région latino-américaine au cours des dernières années. Nous parlons de montants de 10 à 15 milliards de dollars. Les investissements directs à l’étranger reçus par l’Amérique latine en 2014 ont été de 158 milliards de dollars. Ce recul des investissements est notamment dû à la moindre attraction du secteur des matières premières depuis un ou deux ans mais aussi à des facteurs plus généraux comme l’influence du contexte international moins favorable. 

L’Europe est donc le premier partenaire de l’Amérique latine en termes d’investissements mais aussi le premier fournisseur d’aide au développement. Egalement, c’est un allié important, quoiqu’un peu en recul, sur le plan des échanges commerciaux. L’Europe représente 12 ou 13% des échanges commerciaux extérieurs totaux de l’Amérique latine. Elle représentait 20% il y a une vingtaine d’années et ce recul s’est surtout produit dans les années 1990. Mais elle est en train d’être dépassée par la Chine et ainsi relayée au rang de deuxième partenaire commercial. 

Au cours des quinze dernières années, la Chine a gagné 10 à 15 points, au détriment surtout des Etats-Unis. Ces derniers représentaient, il y a une dizaine d’années, environ 60% des échanges commerciaux extérieurs de l’Amérique latine et aujourd’hui ils sont à un peu moins de 40% ! C’est donc une évolution très significative et cela peut expliquer l’intérêt renouvelé des Etats-Unis pour rétablir des liens avec l’Amérique latine parce qu’il y a eu une perte de densité des relations Etats-Unis/Amérique latine ces dernières années. 

Tout le monde s’accorde à dire qu’avec le terrorisme au Moyen Orient, l’Amérique latine a perdu de l’importance pour la diplomatie américaine au cours des quinze dernières années, puisque c’est une région où il n’y a pas de guerres ou de conflits graves inter-étatiques. Certes il y a des problèmes de violence mais d’une autre nature.

Le sommet UE/CELAC à Bruxelles la semaine prochaine va essayer de développer des initiatives pour renforcer les relations, pas tellement sur le plan économique puisqu’un élément important de la relation économique Europe / Amérique latine est le fait qu’on a établi, depuis le premier sommet bi-régional de Rio de Janeiro en 1999, un dispositif d’accords d’association qui, dans la plupart des cas, inclut un volet d’accords de libre échange et d’investissement commercial.

Néanmoins, il manque un accord dont la concrétisation a été reportée à plusieurs reprises : c’est celui de l’Union Européenne avec le MERCOSUR (Brésil, Argentine, Uruguay, Paraguay, Venezuela). Cet accord n’a pas pu se concrétiser notamment à cause du protectionnisme agricole européen et des réticences des pays du MERCOSUR à s’ouvrir aux échanges de services ou d’ouvrir leur marché public. On est donc toujours dans une impasse où les deux parties sont réticentes à présenter leurs offres alors que progressent par ailleurs les négociations entre l’Union Européenne et les Etats-Unis, en vue de la constitution d’un traité transatlantique d’investissement et de commerce (TAFTA) que l’on voulait concrétiser pour 2015 mais qui finalement pourrait voir le jour en 2016/2017. Cet accord transatlantique peut aussi avoir un impact négatif pour le MERCOSUR.

Ce qui a avancé en revanche, c’est le dynamisme des négociations Cuba / Union Européenne en vue d’établir un accord de coopération et de dialogue politique. Dans ce cas précis, il n’y aura pas de volet de libre échange mais des implications vont sans doute se faire ressentir sur les acteurs et les relations économiques Cuba / Union Européenne.

Par contre, la relation bi-régionale peut avancer dans d’autres domaines, en particulier dans deux nouveaux chapitres de la relation Union Européenne / CELAC, qui pourraient être approuvés ces jours-ci : l’un sur la sécurité citoyenne pour prévenir et combattre la violence et l’insécurité urbaine, plébiscité fortement par l’Amérique centrale, et l’autre portant sur la mise en place d’une coopération dans l’enseignement supérieur, la science, la technologie et l’innovation. Ce dernier volet permettrait de favoriser notamment la mobilité étudiante, des professeurs, les co-tutelles de thèses, les diplômes conjoints pour passer à une dimension supérieure où l’on pourrait envisager un processus de Bologne, comme en Europe, mais cette fois-ci à l’échelle sud-transatlantique. 

Personnellement, j’aimerais qu’il y ait lors de ce sommet des discussions sur le traité transatlantique et ses implications sur la relation bi-régionale, mais on ne sait pas encore si cela va avoir lieu. Des représentants des deux régions ont fait savoir qu’il serait intéressant que l’on aborde le thème des nouveaux défis liés aux Objectifs du Millénaire post 2015 ou également le rapprochement des deux régions sur le changement climatique, à la veille de la Cop21 qui se tiendra à Paris en décembre. 

 

Propos recueillis par Claire Plisson, Jean Darrason et Michel Taube 

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