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10H23 - mercredi 3 juin 2015

Régime des cultes en Alsace-Moselle : le compromis délicat entre héritage historique et enjeux sociétaux

 

 

L’Observatoire de la laïcité a rendu public le 12 mai dernier une liste recommandations relatives à l’évolution du régime local des cultes dans la région d’Alsace-Moselle, qui bénéficie d’un statut particulier, encore soumis au régime concordataire et dispensée de certaines dispositions de la loi de 1905.

Alors que les débats autour du concept de laïcité ont repris de plus belle depuis le mois de janvier et que les accusations fusent autour d’un sujet qui fâche (Manuel Valls accusait encore le 18 mai Nicolas Sarkozy d’utiliser la laïcité comme « arme de combat »), le statut de l’Alsace-Moselle est d’autant plus remis en question. Annexée à l’Allemagne contre son gré entre 1871 et 1918, quatre cultes (catholique, luthérien, réformé et israélite) y sont reconnus par un régime concordataire qui date de 1802 et existent toujours en lien étroit avec les pouvoirs publics.

Si la recommandation retenue par la majorité des médias est celle qui vise le délit de blasphème issu du droit local, elle n’aura pas un impact de fait car l’article 166 en question n’a pas été traduit et n’a donc jamais été appliqué. Reste que l’ensemble de l’avis formulé par l’Observatoire de la laïcité mérite une attention certaine au vu des problèmes sociétaux qui se posent aujourd’hui en France. Focus sur la situation particulière d’une région qui veut préserver et affirmer son identité dans un paysage politique français à fleur de peau en matière de religions.

 

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La question sensible de l’identité alsacienne

L’identité de la population d’Alsace-Moselle est bâtie sur un paradoxe, comme un enfant qu’on tire de parts et d’autres et qui ne sait donc plus à qui il appartient. Lorsqu’en 1871 les députés français ont voté pour l’abandon de l’Alsace-Moselle, les représentants de la région furent, au nom de toute la population, profondément offusqués et révoltés. « Nous déclarons encore une fois nul et non avenu un pacte qui dispose de nous sans notre consentement », avait affirmé Jules Grosjean, député du Haut-Rhin, en annonçant la démission collective des 35 députés des territoires cédés.

Mais plus de quarante ans d’annexion laissèrent des traces qui ne purent pas être effacées lorsque, après la première guerre mondiale, la région redevînt française. La population d’Alsace-Moselle qui avait grandi sous l’annexion allemande avait aussi appris à apprécier quelques avantages qu’elle percevait dans le code civil de l’Empire allemand, jugé plus avancé. Pas question de les abandonner. 

C’est ainsi que les citoyens d’Alsace-Moselle ont, contraints à la double-culture, développé une identité forte afin de se retrouver et de se situer dans un contexte géopolitique qui les fait aller et venir entre deux Etats. Face à cette conscience de soi développée, ils ont pu maintenir jusqu’à aujourd’hui et dans les limites du possible au vu de la Constitution française, les dispositions qui leurs tenaient à cœur, justifiées par un passé injuste qu’il fallait tenir en compte.

  

Deux poids, deux mesures…

Ainsi, aujourd’hui, certaines dispositions législatives de droit allemand sont encore en vigueur en Alsace-Moselle. De même, certaines lois françaises ne s’appliquent toujours pas dans ces départements. C’est le cas de la loi de 1905 qui instaure en France la séparation stricte entre l’Eglise et l’Etat et pose la base de la laïcité à la française. Une tentative d’intégrer les lois laïques françaises aux trois départements de la région en 1924 avait déclenché une forte résistance populaire appuyée par le Sénat et le Conseil d’Etat, ce qui explique qu’un Bureau des cultes de Strasbourg est aujourd’hui encore rattaché au ministère de l’Intérieur.

Les textes relatifs aux cultes catholique, protestants et judaïque avaient été abrogés durant la Seconde guerre mondiale mais ont été rétablis par une ordonnance française en 1944, et modifiés par la suite en vue d’une simplification. Bien qu’au fil des années, le droit général applicable à l’ensemble du territoire français régisse largement le cadre juridique, l’histoire particulière d’Alsace-Moselle a donc conservé un certain nombre de dispositions de droit local, dont le régime des cultes, mais aussi le droit local du travail, la législation sociale, le droit local de l’artisanat, le droit des associations, les compétences des tribunaux, le régime local de la chasse et le droit communal.

Sous certains aspects, les pouvoirs locaux de la région jouissent donc d’une forte autonomie et surtout de compétences qui diffèrent du reste de la France, ce qui s’inscrit dans une culture politique plutôt « à l’allemande ». Néanmoins, c’est le régime local des cultes, conforme au traité de concordat signé à Paris le 15 juillet 1801, qui semble s’apprêter le plus aux débats. En particulier dans une période où le principe de laïcité doit, aux yeux de beaucoup, être réaffirmé en vieille-France pour faire face à un mal social omniprésent, l’Alsace-Moselle se retrouve au cœur des préoccupations.

Point délicat : au niveau des collectivités territoriales, les cultes reconnus en Alsace-Moselle bénéficient de certains financements publics non appliqués dans le reste du pays. Ceux-ci concernent les personnels des cultes (logement), la propriété des biens des cultes (construction et entretien) ainsi que des subventions éventuelles en cas d’insuffisance de budget.

  

…au service d’un meilleur vivre ensemble ?

Au-delà de l’aspect financier qui rattache les cultes reconnus aux pouvoirs publics, la différence s’inscrit également au niveau de l’enseignement public. Ainsi, les établissements scolaires ont l’obligation de proposer un enseignement religieux, duquel les élèves peuvent être dispensés si leurs parents effectuent les démarches nécessaires (fixées par chaque établissement). L’enseignement religieux doit être remplacé par un enseignement dit « moral » le cas échéant.

Selon les recommandations de l’Observatoire de la laïcité, les élèves souhaitant suivre un enseignement religieux devraient faire la démarche de s’inscrire, tandis que les autres élèves n’auraient l’obligation de suivre ni cet enseignement, ni l’enseignement moral, sans qu’une démarche parentale ne soit nécessaire.

Mais en quoi consiste en réalité cet enseignement religieux ? Pour Jean-François Kovar, professeur alsacien d’histoire des religions à Strasbourg, et conseiller du Maire de Strasbourg chargé du patrimoine, il s’agit en fait d’un enseignement laïque au service du vivre-ensemble. « L’enseignement religieux a connu de sérieuses évolutions de son contenu, qui est aujourd’hui bien moins « catéchique » qu’autrefois, contribue à la connaissance du monde contemporain et se veut de plus en plus porté sur la culture religieuse et la connaissance du fait religieux. ». Toutefois, il reste difficile de poser un cadre à ces enseignements afin de garantir leur séparation stricte avec la promotion d’une certaine pratique religieuse. Il reste que pour M. Kovar, la suppression de cet enseignement « ne va pas dans le sens d’une meilleure maîtrise du fait religieux pour mieux comprendre la réalité et mieux connaître l’autre dans un exercice civique et démocratique». Supprimer l’enseignement religieux obligatoire en Alsace-Moselle n’irait pas à l’encontre d’une meilleure connaissance du fait religieux, à condition de transposer les éléments mentionnés par M. Kovar à des matières dénuées de tout aspect confessionnel.

Cette éducation qui vise à mieux connaître l’autre et la religion de l’autre est d’ailleurs au cœur des débats sur les programmes éducatifs français, en particulier en histoire. A l’échelle du pays, l’expérience alsacienne pourrait servir d’exemple.

En outre, le vivre-ensemble prôné par les défenseurs du régime des cultes en Alsace-Moselle pose également la question de l’extension des cultes reconnus. En effet, des religions telles que l’Islam ne jouissent pas des mêmes avantages, ce qui met au second plan une partie de la population. Problème d’égalité des religions ? Pour M. Kovar, cela s’inscrit dans un choix fait au début du 19e siècle dans un contexte où les musulmans n’étaient pas encore présents en France. « S’il y avait eu assez de musulmans, de bouddhistes, orthodoxes etc., ces religions auraient été intégrées dans ce champs concordataire car Napoléon ne faisait pas de ségrégation. Mais ouvrir aujourd’hui ce débat serait ouvrir la boîte à Pandore. Il y a suffisamment de personnes hostiles au concordat pour saisir l’opportunité de ce débat dans le but de les remettre en cause. »

L’histoire justifie-t-elle un ancrage dans le passé ? Selon le Conseil Constitutionnel, étendre les cultes reconnus n’est de toutes façons pas possible, car elle a estimé inconstitutionnelle une aggravation de l’écart entre les dispositions particulières et celle applicables au reste du territoire. Que faire, donc, face à cette impasse ? L’attachement au régime des cultes, confirmé par les sondages recueillis par l’Observatoire de la laïcité, ne rend pas envisageable l’abandon du régime dérogatoire de la région. Toutefois, l’avis rendu par l’Observatoire de la laïcité propose de réduire quelque peu la présence du religieux comme partie intégrante du programme éducatif, ce qui tendrait à réduire l’écart entre l’importance consacrée aux quatre cultes reconnus et la place des religions non reconnues. 

La création d’un manuel pratique du droit local, proposé dans ces mêmes recommandations, pourrait également rendre plus compréhensible l’état actuel des choses dans la région. Cela viserait à réduire l’incompréhension et l’hostilité qui peut s’en suivre face à une situation complexe d’un point de vue historique et juridique.

  

Laïcité contre laïcisme

« J’ai le sentiment que beaucoup de personnes en France sont mues par une aspiration laïciste et non laïque. C’est une hostilité affichée aux religions quelles qu’elles soient, pour une fausse laïcité. La vraie laïcité suppose le respect des différentes traditions et leurs garanties au sein de la république », explique M. Kovar.

Menus des cantines, jupes trop longues à l’école, port du voile pour le personnel des crèches… C’est en regardant l’actualité des débats en France que l’on se rend compte de la véracité de ces propos. Toutefois, la solution à cet amalgame est-elle le rejet de la laïcité telle que définie par la loi de 1905 ? M. Kovar ne voit dans le droit local d’Alsace-Moselle aucun barrage au principe de laïcité. Dans les faits cependant, rappelons que les ministres du culte et les employés des secrétariats des Eglises sont des agents de droit public, bien qu’ils n’aient pas la qualité de fonctionnaires. Les autorités de l’Etat se voient conférées différents pouvoirs par le droit local des cultes. La solution ne résiderait-elle pas plutôt en l’éducation et en la sensibilisation de la population française aux questions de laïcité, afin qu’une définition commune, centrée autour de l’égalité, du respect des religions et de la neutralité totale des pouvoirs publics s’impose dans la société et dans les esprits ?

Lorsqu’identité historique et réalités présentes s’entrechoquent, le compromis est parfois difficile. L’Observatoire de la laïcité a tenté de trouver un équilibre conforme à sa doctrine d’une laïcité d’apaisement.

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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