La tenue à Bruxelles, les 10 et 11 juin 2015, du 2ème Sommet UE-CELAC (1) – le premier ayant eu lieu les 26 et 27 janvier 2013 à Santiago du Chili – est moins anodine que ne pourrait le laisser supposer son intitulé légèrement jargonnant : « Concevoir notre avenir commun pour offrir à nos citoyens des sociétés prospères, solidaires et viables à long terme ». L’intérêt primordial du sommet de Bruxelles consiste d’abord en la rencontre au plus haut niveau (61 chefs d’Etat sont en effet attendus), et seule à seule, d’une Union européenne en permanente construction et d’une Communauté latino-américaine et caraïbe émergente. Ce dialogue biennal ne rassemble pas moins d’un milliard de citoyens et 61 pays des deux régions, soit un tiers des membres des Nations Unies et la moitié des membres du G20.
La conjoncture internationale plaide pour un partenariat de plus en plus étroit et équilibré (« d’égal à égal ») entre l’Europe et l’Amérique latine et les Caraïbes. Sur le plan économique, alors que l’Europe peine à retrouver une phase d’expansion, l’Amérique latine connaît un certain ralentissement depuis 4 ans (croissance moyenne du PIB de 0,8% en 2015, selon la Banque Mondiale, contre 1,8% pour l’UE, selon la Commission européenne), y compris dans les pays émergents qui en font partie (Brésil, Venezuela, Argentine). La recherche d’une plus grande synergie entre les deux régions paraît donc s’imposer, même si elle rencontre des obstacles redoutables sur sa route.
La négociation du TTIP (2) entre l’Union européenne et les Etats-Unis, par exemple, pour mystérieuse qu’elle demeure aux yeux des opinions publiques et même des décideurs européens, et que l’Amérique latine avait pour sa part su courageusement refuser pour elle-même, est de nature à freiner les velléités de rapprochement entre les deux régions : la consécration de la toute-puissance des entreprises multinationales vis-à-vis des Etats, le « désarmement normatif », la dérégulation dans les domaines sanitaire et alimentaire, et, pour tout dire, le rapport de forces globalement inégal au détriment de l’UE dans cette négociation, sont autant de sujets de préoccupation pour des Etats latino-américains, eux-mêmes très sourcilleux sur ces questions.
Mais les enjeux du sommet UE-CELAC, plus encore qu’économiques, sont d’ordre politique. L’Union européenne, forte de ses valeurs et de ses libertés fondamentales, se voit menacée tant à l’Est par une Fédération de Russie néo-impérialiste qui tend à s’instaurer en modèle autoritaire et populiste non seulement à l’intérieur de ses frontières, mais encore dans l’ancienne zone d’influence de l’Union soviétique, qu’au Sud par le terrorisme fondamentaliste, belliqueux et conquérant de Daech et d’Al Qaïda.
Il serait donc opportun pour l’UE de resserrer son partenariat avec l’Amérique latine et les Caraïbes, dont elle est certes encore éloignée par la distance (encore que celle-ci, par le biais des moyens de communication modernes, a tendance à se réduire un peu plus chaque jour), mais dont elle est proche par la culture et les valeurs ; car l’Amérique latine est sortie largement du temps des dictatures et a accompli au cours des 20 dernières années d’indéniables progrès dans la voie de la démocratisation et de l’instauration de l’Etat de droit, même si les poches de violence et de contestation de la force légitime de l’Etat n’ont pas encore toutes complètement disparu (Colombie, Mexique, Amérique centrale…).
Dans le passé récent, la transition politique engagée à Cuba, saluée par la décision de Barack Obama de normaliser la relation des Etats-Unis avec ce pays le 17 décembre 2014, puis par la visite remarquée du Président français les 11-12 mai 2015, ont objectivement facilité la normalisation rapide et complète des relations UE-Cuba par l’accélération de la négociation d’un Accord de Dialogue politique et de coopération entre l’UE et ce pays, dont la conclusion est espérée dès la fin de 2015.
L’impact de cette mutation sur les relations d’ensemble entre l’UE et l’Amérique latine et les Caraïbes est certes encore difficile à prévoir, mais nul doute qu’il faut y voir un point final du contentieux rampant diplomatique, politique et, par ricochet, économique, qui rendait jusque là le dialogue stratégique UE-Amérique latine aléatoire, voire chargé de suspicions.
Cet accord viendra heureusement compléter le rapprochement effectué entre l’UE et l’Amérique centrale, dans le sillage du dialogue de San José et de la consolidation de la paix en Amérique centrale, dès les années 80 et 90, processus finalement consacré par un « Accord d’Association UE-Amérique centrale », de portée globale (dialogue politique, coopération, commerce), conclu en 2012.
Dans cette perspective, les points effectivement inscrits à l’ordre du jour du sommet conjoint des 10 et 11 juin 2015 : relance du partenariat bi-régional, abordage conjoint des défis globaux et dialogue sur les questions internationales et leurs développements, peuvent certes encore paraître relativement modestes dans leurs ambitions; mais, confortés par une montée parallèle des dialogues entre sociétés civiles des deux continents, ils constituent des pas précieux dans la direction d’un partenariat stratégique Europe-Amérique latine, qui trouve toute sa place et tout son sens dans le monde multipolaire en gestation sous nos yeux. Il y a tout lieu d’espérer que la Déclaration politique commune qui sera adoptée par le Sommet ouvre largement les portes d’un futur brillant et mutuellement profitable pour les deux régions partenaires, et que le Plan d’action révisé qui y sera accolé soit à la hauteur de cette attente.
Notes
(1) : CELAC : Communauté d’Etats Latino-Américains et Caraïbes. Créée le 23 février 2010 lors du Sommet du Groupe de Rio à Cancún (Mexique) – dont elle est le successeur élargi-, la CELAC regroupe 33 Etats exclusivement latino-américains et caraïbes, et 600 millions d’habitants répartis sur une superficie totale de 20 millions de km2. Elle est considérée comme une organisation alternative à l’Organisation des Etats Américains, largement dominée par les Etats-Unis. Impulsée à l’origine par le Président vénézuélien Hugo Chávez (1954-2013), la CELAC a intégré dès le départ Cuba, alors que l’OEA l’avait exclue de ses rangs de 1962 jusqu’à 2009.
(2) : TTIP : acronyme anglais pour Partenariat Transatlantique de Commerce et d’Investissement (Transatlantic Trade and Investment Partnership)
Georges Estievenart, coordinateur Europe à l’IPSE (Institut Prospective et Sécurité en Europe)