Samedi 13 juin dernier, des manifestations ont eu lieu à Juigalpa, dans le centre du Nicaragua, pour exiger l’arrêt du chantier du canal du Nicaragua, qui a débuté le 22 décembre dernier. Ce projet de canal interocéanique suscite de vifs désaccords et mécontentements au sein de la société nicaraguayenne.
Cette réalisation, portée par le groupe chinois HKND (Hong-Kong Nicaragua Development), viendrait porter directement concurrence à celui du Panama, achevé en 1914 mais qui fait l’objet aujourd’hui de travaux d’agrandissement, qui devraient s’achever en 2016.
Le projet d’un canal au Nicaragua, suscite à l’heure actuelle de vives protestations dans la société civile nicaraguayenne. Ce débat ne date pas d’hier puisqu’au début du 19ème siècle, la question de la construction d’un canal en Amérique centrale se posait entre les Américains et les Français.
Petit éclairage historique
C’est Napoléon III qui, le premier, a l’idée de construire un canal en Amérique centrale. En 1879, un Congrès a lieu pour savoir où ce dernier allait être construit. Deux options s’offraient alors : le Nicaragua et le Panama. Les Américains le souhaitent au Nicaragua tandis que les Français, par l’intermédiaire de Ferdinand de Lesseps, diplomate et entrepreneur, ayant participé à la construction du canal de Suez, le veulent au Panama, pour avoir un canal au niveau de la mer.
En 1880, les travaux du canal commencent à Panama. Dès lors, quelques problèmes techniques et sanitaires se posent : difficultés pour creuser la montagne, rivière présentant des crues dont le niveau peut varier de dix mètres lors d’une averse, maladies qui commencent à apparaître : fièvre jaune, malaria, etc.
Le projet de Lesseps s’avère être un échec et les Américains, qui défendaient le canal au Nicaragua, se réjouissent de cet insuccès. De 1890 à 1900, ils n’ont eu de cesse d’élaborer des plans pour ériger le canal au Nicaragua.
En 1902, ces derniers présentent leur projet : le canal traverserait le lac Nicaragua. Mais Philippe Bunau-Varilla, ingénieur français, met la pression sur les Etats-Unis pour les convaincre de ne pas construire le canal au Nicaragua. Ses arguments? Le Nicaragua est un pays sismique avec la présence de la plaque tectonique caraïbe à proximité. Pour lui, les travaux du canal de Panama doivent être poursuivis mais pas selon les plans de Lesseps d’un canal au niveau de la mer. Il défend la construction d’un canal à écluses. En 1903, il négocie le traité de Hay-Bunau-Varilla, qui donne aux États-Unis la concession du canal de Panama.
En 1914, la construction des deux écluses du canal est achevée. Chaque écluse peut laisser passer des bateaux de 30 mètres de large sur 300 mètres de long (format Panamax).
En 1999, les Etats-Unis concèdent la propriété du canal au Panama. Mais les écluses de 1914 sont vieilles et limitent le passage des bateaux, au seul format Panamax, qui devient au fil des ans un peu trop réducteur, compte tenu de l’augmentation du flux commercial international.
Alors que le canal du Panama s’agrandit, un autre se construit au Nicaragua
En 2006, la décision d’agrandissement du canal de Panama est approuvée par référendum. L’objectif est de modifier le système d’écluses côté Pacifique et Atlantique en créant une troisième voie d’écluse, de 50 mètres sur 450, qui viendrait en renfort des deux déjà existantes et qui permettrait de laisser circuler des bateaux chargés de 12.000 conteneurs chacun, contre 4.400 conteneurs par bateau actuellement. Ces écluses plus grandes seront aussi plus économiques en eau puisqu’elles compteront des réservoirs d’eau. Les travaux d’agrandissement, qui devaient être terminés cette année (2015), s’éternisent, notamment à cause de plusieurs grèves d’ouvriers qui exigent des augmentations de salaires, en avril et mai 2014, et qui ont freiné la bonne avancée de l’ouvrage.
Parallèlement, le gouvernement nicaraguayen, dirigé par Daniel Ortega, annonce le 14 juin 2013 la construction d’un canal au Nicaragua, suite à l’approbation, par le Parlement nicaraguayen, de la proposition portée par le consortium chinois HKND (Hong-Kong Nicaragua Development).
La concession, d’une durée renouvelable de cinquante ans, est accordée au groupe chinois pour la construction, le développement et la gestion du canal, d’une longueur prévue de 280 km pour un coût total estimé à 50 milliards de dollars.
Son dirigeant, M. Wang Jing, aurait fait fortune dans les télécommunications et sa fortune personnelle s’établirait, selon Forbes, à 9 millions de dollars.
Le projet du canal au Nicaragua fait-il un flop ?
A la signature du contrat en juin 2013, cependant, le trajet du canal n’est même pas défini, parmi cinq ou six possibles (carte ci-dessous).
Puis entre 2013 et 2014, les plans ne cessent de changer : d’abord le gouvernement nicaraguayen et HKND retiennent un tracé qui part de Brito, au sud-ouest du pays, pour prendre fin à Venado Island (sud-est du pays, route 3 sur la carte ci-dessus). Mais cet itinéraire présente un problème majeur : le lac du Nicaragua se situe dans une vallée encaissée et les écluses prévues se trouveraient trop en amont par rapport au lac, ce seraient donc elles qui alimenteraient le lac en eau au lieu d’être fournies en eau par ce dernier!
Non viable, ce plan est abandonné, et le 8 juillet 2014, c’est finalement la route 4 (carte ci-dessus) qui est sélectionnée : le point de départ reste inchangé : ce sera Brito. De là, il est prévu de traverser le lac, de creuser la montagne et de sortir par un système d’écluses à Punta Gorda, en créant un lac artificiel.
Un peu plus d’un an plus tard, le 22 décembre 2014, les travaux de ce nouveau canal d’Amérique centrale débutent.
Mais les difficultés rencontrées sont nombreuses et de différente nature : le lac du Nicaragua ne fait que dix mètres de profondeur, ce qui est très juste pour y faire naviguer, dans le futur, de gros bateaux chargés de conteneurs. Ensuite, les volumes d’excavation sont énormes : il faudrait creuser de 200 mètres sur 80 ou 100 kilomètres (l’ensemble des excavations du canal de Panama est de 550 millions de mètres cube. Or, pour le canal du Nicaragua, elles seraient égales à cinq milliards cinq-cent millions, soit dix fois plus qu’au Panama).
S’ajoutent aussi des considérations écologiques : la qualité de l’eau des réserves hydrauliques pourrait se dégrader sérieusement et les terrains agricoles pâtir d’un manque d’eau (celle-ci étant utilisée, dans sa plus grande partie, pour le fonctionnement du canal). La sismicité du pays et d’éventuels dysfonctionnements d’exploitation sont aussi pointés du doigt.
De sérieuses menaces d’expropriation
Depuis le début des travaux, HKND a mené plusieurs prospections de terrain dans les lieux affectés par la construction du canal, menaçant d’expropriation plusieurs habitants et notamment des paysans. Une loi relative au canal, connue comme la loi 840, a même été votée et établit dans son article 12 : « l’expropriation de toute propriété que le concessionnaire Wang Jing juge utile pour le développement du projet ».
Genaro Bustos García habite à Río Grande, un petit village près de Brito, et se trouve directement sous menace d’expropriation. « Les Chinois sont venus il y a quelques mois pour prendre des mesures de ma maison. J’avais entendu parler du canal depuis plusieurs années mais il ne s’était jamais passé cela, que ce soient des Chinois qui veulent s’approprier le Nicaragua. Chacun est habitué à vivre où il est né, comment va-t-il aller dans un autre endroit ? Personne n’est d’accord sur le tracé de ce projet et je serais une des nombreuses personnes affectées directement par ce canal, ici à Río Grande ».
Comme lui, la majorité de la population nicaraguayenne est opposée à cette réalisation, ainsi que le montrent les récentes manifestations à Juigalpa, dans le centre du pays, où des milliers de Nicaraguayens sont descendus dans les rues pour dire stop à la construction de ce canal interocéanique.
D’autant plus que le projet s’avère être de plus grande ampleur que la construction d’un canal, puisque HKND prévoit aussi d’autres sous-projets associés : deux ports, une zone de libre-échange commercial, des stations de vacances, un aéroport, plusieurs routes, une centrale électrique, une usine de ciment, une autre de sidérurgie ainsi que d’autres infrastructures connexes pour « assurer la finition réussie du canal d’ici cinq ans ».