Le 6 août 1945, il y a soixante-dix ans, les Etats-Unis lancent, pour la première fois dans l’histoire, une bombe atomique sur la ville de Hiroshima dans la région de Chügoku causant la mort, selon les estimations, de 95.000 à 165.000 personnes. Trois jours plus tard, c’est la ville de Nagasaki, au sud du Japon dans la région de Kyüshu, qui est à son tour touchée par l’explosion d’une bombe à fission. On estime que 60.000 à 80.000 personnes ont péri lors de cette deuxième attaque.
L’objectif de ces bombardements était, entre autres, de hâter la fin de la guerre et la reddition du Japon et ainsi de sauver plusieurs centaines de milliers de vies américaines.
Le traumatisme causé par ces attaques se ressent encore aujourd’hui au sein de la société japonaise. Soixante-dix ans après ces évènements, la question du nucléaire au Japon reste particulièrement sensible. Emiko San Salvadore, journaliste franco-japonaise, revient sur l’actualité et l’héritage de Hiroshima dans un entretien pour Opinion Internationale.
Il y a 70 ans, les 6 et 9 Août 1945, les Etats-Unis larguaient deux bombes atomiques sur les villes d’Hiroshima et de Nagasaki. Sept décennies plus tard, quel est le regard de la société japonaise sur ces évènements ?
Je pense que cet évènement dépasse le simple regard de la société japonaise car il a marqué d’une empreinte indélébile l’humanité toute entière. C’est un acte que l’homme s’est montré capable de commettre et même si cela ne concernait que deux villes, le traumatisme est général et la question du nucléaire aujourd’hui concerne tout le monde.
Il y a selon moi un « avant » et un « après » Hiroshima, et cet épisode de notre histoire est tout à fait inscrit dans l’inconscient collectif du Japon. Lorsque nous parlons d’août 1945, nous parlons de victimes civiles et l’état de choc est encore présent et concerne toutes les classes et toutes les générations. Nous ne pouvons donc pas oublier cela, même soixante-dix ans après. Les manifestations visant à commémorer cet événement sont toujours très nombreuses au Japon. Les japonais sont donc particulièrement soucieux de transmettre leur expérience afin d’avertir le monde des dangers du nucléaire.
Comment sont commémorés ces bombardements à l’occasion des 70 ans ?
Il y a plusieurs cérémonies officielles en présence de l’empereur du Japon, Akihito, et du premier ministre Shinzo Abe. Le pays entier est en deuil et des cérémonies à Nagasaki et Hiroshima sont toujours organisées. Il y a bien sûr de moins en moins de survivants des attaques d’août 1945 mais quelques-uns essaient encore de transmettre leurs témoignages. Par ailleurs, beaucoup de documents relatant ces évènements sont rassemblés et continuent d’être transmis aux nouvelles générations. La société japonaise est donc rassemblée afin de poursuivre ce devoir de mémoire et empêcher que de tels désastres se renouvellent.
Cependant, le paysage politique actuel fait toujours craindre la résurgence d’un nouveau conflit et donc l’utilisation dans un futur plus ou moins proche de l’arme atomique. En effet, les appels à la paix et les commémorations interviennent en même temps que les manifestations contre le projet de l’actuel Premier ministre japonais qui prévoit de permettre aux forces japonaises d’autodéfense d’intervenir en dehors de ses frontières. Ce projet de loi pourrait ainsi mettre fin au fameux article 9 de la Constitution japonaise, hérité du traumatisme de la fin de la seconde guerre mondiale, qui dispose que « le peuple japonais renonce à jamais à la guerre en tant que droit souverain de la nation, ou à la menace, ou à l’usage de la force comme moyen de règlement des conflits internationaux ».
L’idée de voir le Japon impliqué dans un conflit extérieur est très mal perçue par la population nippone. La question de savoir si le Japon peut se satisfaire d’une simple force d’autodéfense est donc aujourd’hui au cœur du débat.
Comment le Japon a-t-il réussi à se reconstruire et dépasser le traumatisme causé par ces attaques ?
Après la deuxième guerre mondiale, le Japon a connu un développement économique remarquable. Les Etats-Unis voulaient que le Japon devienne rapidement une force économique et soit un allié de taille dans le contexte de la guerre froide.
A la suite de la guerre, la plupart des pays asiatiques qui avaient subi l’occupation japonaise ont exigé des indemnités du Japon. Paradoxalement, la reconstruction des zones détruites a contribué à l’émergence économique du Japon car ce sont des sociétés japonaises qui ont mené ces projets de réparation et de reconstruction.
Par ailleurs, je pense qu’une dimension plus spirituelle et morale a contribué à la reconstruction du Japon : la volonté de transformer quelque chose d’atroce en quelque chose qui puisse servir au développement, l’envie de passer à autre chose ont porté les Japonais. Plutôt que de pardonner la faute commise, – car rappelons que ce fut un crime terrible, il fallait surtout transformer ce poison en remède.
Peu de pays en Europe commémorent aujourd’hui ces évènements. Comment l’expliquez-vous ?
Je pense qu’en France, même si la question du nucléaire est très présente et que cette force est largement utilisée pour la production d’énergie civile, il y a tout de même la peur du nucléaire. C’est une peur viscérale qui touche tous les êtres humains car on ne contrôle pas suffisamment cette énergie. Aborder ces questions avec un esprit limpide est très compliqué. Cependant, il faut vivre avec et faire preuve de courage et de sagesse. Les médias, en règle général, préfèrent éviter d’aborder ce sujet.
En tant que journaliste, j’ai essayé plusieurs fois de réaliser des enquêtes sur les conséquences de Tchernobyl en France et je n’ai rencontré que des portes fermées ou des langues de bois. Beaucoup de personnes refusaient d’en parler et cela décrit le climat général qui existe en France lorsqu’on aborde les enjeux du nucléaire.
L’accident nucléaire de Fukushima n’a-t-il pas fait ressurgir le spectre d’août 1945 ?
Oui certainement, et cela pèse lourd dans le climat social du Japon. Nous avons quarante-cinq centrales nucléaires sur les côtes japonaises et en cas de conflit avec un autre pays, ces centrales seraient des cibles à haut risque. A cela s’ajoute le risque des tremblements de terre. C’est pourquoi le fait d’avoir autant de centrales ne rassure pas la population.
Par ailleurs, les médias ne montrent pas assez les militants japonais qui protestent contre la politique nucléaire du pays. Or, c’est quelque chose de très présent dans la société.
Nous n’avons pas non plus de données claires ou fiables sur les conséquences de l’explosion des réacteurs de Fukushima, et ce déni d’information amplifie le climat déjà tendu autour des questions sur le nucléaire.
Quelle est l’opinion de la société japonaise sur l’énergie nucléaire aujourd’hui ?
Au Japon, les « anti-nucléaires » sont très nombreux. C’est le rôle du Japon de parler du risque que représente le nucléaire sur la scène internationale. Car qui peut assurer aujourd’hui qu’il n’y aura plus jamais de cas similaires à ceux de Hiroshima et Nagasaki ? Il faut donc élever le niveau de conscience de la population mondiale face à ce risque.
Claude Maillard, une psychanalyste française avec qui j’ai travaillé sur les questions du nucléaire, a posé la question suivante : « L’homme se relève-t-il du désastre qu’il commet ? ». Soixante-dix ans après les bombardements d’août 1945, c’est une question à laquelle il faut plus que jamais réfléchir.
– Documentaire exclusif de la chaine Arte « Hiroshima, la véritable histoire » : http://www.arte.tv/guide/fr/054197-000/hiroshima-la-veritable-histoire
– Web documentaire sur les « Hibakushas », les survivants des bombardements de Hiroshima et Nagasaki : http://hibakushas.arte.tv/
– Le film sur l’explosion de « Little boy », la bombe A larguée sur Hiroshima : https://www.youtube.com/watch?t=34&v=ZeZ547TC_34
– Plusieurs dossiers sur le bombardement du 6 août 1945 : http://www.slate.fr/dossier/13857/hiroshima
Propos recueillis par Jean Darrason