L’opposition culturelle et idéologique souvent présentée par les médias entre l’Amérique du Nord et l’Amérique Latine tend à nous faire oublier une division transversale qui sépare le sud du continent. Cette démarcation est-ouest qui le coupe en deux est plus ancienne encore que la colonisation de l’Amérique du Nord par les Européens. La formation, la consolidation et le délitement de certains blocs de cette sous-région depuis quelques années semble creuser un nouveau fossé entre deux Amériques Latines.
Brève histoire d’une division annoncée
1494. Les cours espagnole puis portugaise se pressent pour l’événement. À peine découverte par les Européens, l’Amérique est déjà divisée entre Espagnols et Portugais lors du fameux traité de Tordesillas. Voilà le continent coupé en deux de manière rectiligne : à l’ouest de la limite tracée, les parts du gâteau reviennent aux premiers et à l’est aux seconds. Cet orient est si large qu’il comprend, en plus de l’actuel Brésil, le pourtour africain que fréquentent déjà bien des explorateurs portugais et s’arrête en Indonésie.
Ce partage du monde s’est peu à peu délité, à mesure que d’autres puissances coloniales européennes, France et Royaume Uni en tête, s’accaparent à leur tour les continents africain et asiatique. Mais la division Est-Ouest, déjà présente avant l’ère colombienne, est restée dans les mémoires en Amérique Latine.
Peu avant les indépendances au début du XIXème siècle, les clivages entre les « deux » Amériques Latines commencent à montrer leurs reliefs. D’un côté, les Espagnols bâtisseurs ponctuent leurs colonies d’uniques et puissantes capitales. De l’autre, le vaste Brésil est semé de villes moyennes amenées à grandir et sur lesquelles les Portugais commerçants s’appuient pour mener leurs affaires. Lorsque Napoléon conquiert de l’autre côté de l’Atlantique la péninsule ibérique, en 1807, les deux royaumes ont différentes réactions : le Roi d’Espagne abdique, tandis que la couronne portugaise préfère fuir et embarquer pour l’Amérique peu avant l’entrée des troupes françaises à Lisbonne.
Deux mois et un tumultueux trajet plus tard, l’aristocratie lisboète se retrouve au Brésil, avec à sa tête le Prince Régent Jean VI. La nouvelle capitale de l’Empire colonial du Portugal s’appelle désormais Rio de Janeiro ! La guerre contre l’Empire napoléonien se poursuit même jusqu’en Guyane française, occupée en 1809 par les Portugais. Les milliers de fonctionnaires arrivés outre-Atlantique créent des institutions, s’organisent et finalement fédèrent et centralisent un pays qui ne tardera pas à revendiquer son indépendance une décennie plus tard. Cet épisode est l’une des clefs de l’unité de cet immense Brésil, géant au cœur d’une Amérique Latine – notamment centrale – morcelée.
Un écart désormais politique ?
Aujourd’hui encore, cette division s’écoute à l’oreille, entre le portugais brésilien et l’espagnol du reste du continent. Aujourd’hui encore, cette division se voit à l’œil nu, et explique le bloc d’un Brésil unifié entouré de voisins fragmentés, sinon plus morcelés encore en Amérique Centrale. Aujourd’hui enfin, la division est-ouest retrouve peu à peu un sens, entre un pôle interventionniste économiquement et « non-aligné » (sinon tiers-mondiste) et son inverse libéral et occidentalisé.
Les Amériques sont parcourues de grands ensembles régionaux, à tel point que les universitaires qualifient de « bol de spaghetti » l’entrecroisement figuré de chacun d’entre eux. Mais si l’on se penche sur les trois principaux, à l’influence incomparable par rapport aux autres, ce sont trois différentes écoles de pensées qui jouent des coudes pour séduire chaque pays.
À tout seigneur tout honneur, le Mercosur – Marché commun du Sud – a été la première organisation régionale contemporaine à représenter un réel poids significatif. Il rassemble des pays de la face Atlantique du continent : Brésil, Venezuela, Argentine, Uruguay et Paraguay. La structure est davantage pensée comme un bouclier commun, une manière d’encourager le commerce intrazone avec des taxes pour les produits importés de l’extérieur. Notons également que chacun de ces pays est dirigé actuellement par un gouvernement de gauche ou de centre-gauche.
À l’opposé de ce protectionnisme, la face Pacifique de l’Amérique du Sud s’affirme comme une nouvelle puissance libérale et atlantiste en s’organisant en 2011 autour de l’Alliance Pacifique, regroupant le Chili, la Colombie, le Mexique et le Pérou. Les dépenses publiques de ces pays sont nettement plus faibles qu’à l’Est et sont réputés plus libéraux, à l’instar du Chili, laboratoire du néo-libéralisme dans les années Pinochet. Accords de libre-échange avec l’Amérique du Nord, suppression des taxes douanières, libre-circulation des biens et des personnes… Nombreuses sont les caractéristiques libérales qui distinguent l’Alliance Pacifique de ses voisins.
Au milieu de ces blocs, on retrouve l’Alliance Bolivarienne pour les Amériques (ALBA), plus symbolique, qui regroupe la Bolivie, Cuba, l’Équateur, le Venezuela, Nicaragua et plusieurs États des Caraïbes. Visant à promouvoir avant tout une opposition à la politique de libre-échange promue par les Etats-Unis, l’ALBA a été créée par Hugo Chavez, qui a été rejoint par plusieurs présidents issus de sa gauche radicale comme l’équatorien Rafael Correa ou le Bolivien Evo Morales. Mais en ne pesant que 7% du PIB continental, l’Alliance est un cri militant plutôt qu’une épine dans le pied des autres organisations régionales.
Les deux principaux géants, Mercosur et Alliance Pacifique, se livrent depuis quatre ans une concurrence sourde et tendue pour englober chacun une part plus grande du continent. Et force est de constater que la dynamique est pour le moment en faveur du côté Pacifique, qui peut se satisfaire de bons scores économiques : 5,8% de croissance au Pérou, 4% au Chili, 4,7% en Colombie… Avec 70 millions d’habitants de moins que son massif voisin, l’Alliance Pacifique est devenue en 2012 le premier exportateur d’Amérique Latine, avec 550 milliards de dollars de biens et services exportés. Ces chiffres ont de quoi faire rêver les États réputés plus interventionnistes du Mercosur : « l’ogre » brésilien, qui accuse récession sur récession, l’Argentine en proie à une nouvelle crise économique et financière ou le Venezuela accablé par les cours en chute libre du pétrole.
« L’Uruguay et le Paraguay s’en sortent bien, et ils sont membres du Mercosur ! » pourra-t-on objecter. C’est tellement vrai que leur regard est désormais tourné vers l’Ouest. Souffrant de l’ombre que leur fait le Brésil, les deux États font désormais partie des 30 membres observateurs de l’Alliance Pacifique, rejoignant un club déjà bien mondial où figurent les États-Unis, la France, le Canada, l’Australie, le Royaume Uni, la Chine ou encore le Japon. Dans le même temps, le Paraguay a été suspendu du Mercosur en 2012 après la destitution de son président Fernando Lugo, et même si le dernier chef de l’État élu, Horacio Cartes, promet un retour prochain dans le marché commun, les yeux paraguayens sont plutôt tournés vers le Pacifique et son Alliance.
En difficulté économique, le Mercosur peine à nouer des partenariats à l’étranger. Seule l’Égypte et la Palestine ont pour le moment franchi ce pays. Le « Mercado Comun » doit aussi faire face à des tensions politiques, liées au poids démesuré que pèse le Brésil vis-à-vis de ses partenaires : 70% du PIB du marché commun. Irait-on vers un isolement du Brésil et de ses alliés de la face Est du continent vis-à-vis d’un Ouest qui se connecte et se développe à grande allure ? Il serait tentant de céder à la faciliter de voir une nouvelle ligne de Tordesillas séparant un géant unifié d’une mosaïque cette fois-ci en cours d’unification.
Plusieurs manières de… libre-échanger ?
Mais ne cédons pas à cette facilité. Bien des points viennent nuancer cette vision qui serait assez manichéenne :
Mercosur comme Alliance Pacifique sont avant tout inspirés par une logique commune de libre-échange, appliquée différemment, de manière inclusive ou exclusive. Par ailleurs, le cumul des adhésions ou du statut d’État observateur de la part de certains pays (Pérou, Équateur, Colombie, Paraguay…) implique une double dépendance qui pourrait à terme rapprocher plutôt que diviser les deux blocs. Enfin, l’héritage politique commun des « années Condor », ces dictatures militaires de droite, rassemble de nombreux pays d’Amérique Latine d’horizons différents dans une recherche du compromis et de l’équilibre politique. Une manière de supposer que la guerre de Rio n’aura pas lieu…
Quoi qu’il en soit, le Brésil en pleine crise économique ne pourrait résister à un isolement progressif au sein d’un Mercosur en déclin, et les deux organisations pourraient alors probablement converger vers un modèle gagnant-gagnant. Le Mercosur, qui a désormais de nombreux liens commerciaux avec des pays d’Afrique et du Sud économique pourrait redorer son image auprès de l’Union Européenne en collaborant avec l’Alliance Pacifique. Des tensions concernant la politique agricole européenne entre autres avaient eu raison jusque là des tentatives de rapprochement entre Mercosur et UE.
N’imaginons pas non plus qu’un rideau de fer parcourt les Andes et la pampa. La pluralité des espaces régionaux permet aussi à ces pays, si divers soient-ils, de se réunir sur des accords communs. La Communauté d’États Latino-Américaines et Caraïbes (CELAC) permet notamment ce brassage lorsqu’il s’agit de dialoguer d’une seule voix avec l’Union Européenne. Enfin, bien que l’ALBA représente un obstacle avant tout symbolique à la convergence de ces visions libre-échangistes, son existence même tend à nuancer un regard excessivement « verticaliste » des clivages politiques.
Ces frictions quasi-tectoniques entre ces grands ensembles latino-américains ont tout à voir finalement avec l’acceptation ou le refus de l’incorporation plus ou moins directe de la politique libre-échangiste des États-Unis dans le commerce des Amériques. Si elles permettent une fois de plus de mettre en relief plusieurs manières d’appréhender les divisions intra américaines – et en filigrane les divergences culturelles et politiques qui en sont les raisons – ces tensions ne sauraient mettre en péril sur le long-terme l’unification latino-américaine. Elles sont un signal supplémentaire que la régionalisation mouvante du continent mérite d’être repensée de manière à construire un bloc qui saura s’intégrer dans un marché mondial peuplé de colosses. L’Amérique Latine est le berceau ces dernières années d’innovations politiques aussi audacieuses qu’ingénieuses. Il ne fait que peu de doutes que le nouvel ensemble qui émergera de ce brouillard ne décevra pas.
Remerciements à Anna Khelifa pour son aide.