Les négociations de paix de La Havane entre le gouvernement colombien et les représentants des FARC – Forces armées révolutionnaires de Colombie – sont suivies avec l’espoir qu’elles parviennent à mettre un terme à l’interminable conflit colombien. La France a salué en juillet dernier le communiqué conjoint des deux parties intitulé dans sa version officielle en français « accélérer à la Havane et désescalade en Colombie ». Ce document insistait d’une part sur la nécessité de parvenir sans tarder à un accord final en changeant de méthode de travail et d’autre part sur la nécessité de faire baisser le niveau de violence en Colombie. Pour y parvenir, les FARC réaffirmaient leur engagement de suspendre toute action offensive alors que le gouvernement limitait les actions miliaires mais s’engageait aussi à assurer la protection des Colombiens sur tout le territoire national.
Cette déclaration et les avancées des négociations ne doivent pas faire oublier que, lors de l’élection présidentielle de 2014 qui reconduisit au pouvoir Juan Manuel Santos, le débat politique porta principalement sur l’opportunité de poursuivre les négociations de paix entamées par le président au cours de son premier mandat plutôt que d’opter pour un renforcement préalable de la stratégie militaire. Juan Manuel Santos qui avait ouvert des négociations et proposait de les poursuivre ne parvint qu’en deuxième position au premier tour derrière Oscar Zuluaga, pour gagner ensuite largement au second tour avec 900 000 voix d’avance sur un peu moins de 16 millions de votants. Large victoire, donc, même si les électeurs qui se sont exprimés sont très peu nombreux par rapport à la population en âge de voter : 25 millions de personnes. Cette faible participation et le débat acharné sur les négociations avec la guérilla montrent, entre autres indicateurs, toute la difficulté à accroître effectivement la participation politique en Colombie.
La place du pluralisme politique en Colombie
Le débat qui s’est tenu mardi 15 septembre à l’Institut des Hautes Etudes de l’Amérique latine (IHEAL) en partenariat avec le Groupe de Réflexion et d’Etudes sur la Colombie (GRECOL), à l’occasion de la visite en France de représentantes de l’association REINICIAR einiciar, a permis de réfléchir à cette question absolument essentielle dans une perspective de paix, ou comme on dit en Colombie, de « post- conflit », ce qui n’est pas tout à fait la même chose. Celle-ci suppose que les groupes sociaux qui se sont exprimés par les voies du conflit armée trouvent des canaux leur permettant de de se faire entendre, mais aussi que l’ensemble des citoyens et des citoyennes puissent trouver leur place dans le jeu régulier d’une démocratie.
C’est l’un des objectifs que poursuit l’association REINICIAR qui lui a valu de recevoir le prix Antonio Nariño attribué conjointement par les ambassades de France et d’Allemagne en Colombie pour la défense des Droits de l’Homme. L’association REINICIAR s’est particulièrement mobilisée pour la défense des militants de l’Union Patriotique, parti émanant des FARC, qui participa au milieu des années 1980 à la vie politique lors d’une phase précédente d’apaisement du conflit sous la présidence de Belisario Betancur. Aux élections de 1986, l’Union Patriotique faisait son entrée au Parlement, loin derrière les partis traditionnels, le parti libéral et le parti conservateur, mais pour la première fois présente. Dès lors, les élus, les militants et les sympathisants de l’Union Patriotique furent en butte à des attaques extrêmement violentes. Plusieurs leaders du parti, dont les candidats à la présidentielle furent assassinés, Jaime Pardo Leal en 1987 à Cundinamarca et Bernardo Jaramillo Ossa à Bogota en 1990. Plusieurs membres de l’Union Patriotique furent contraints à l’exil, dont l’actuelle candidate à la mairie de Bogota, Aida Avella qui échappa par miracle à un attentat à la roquette. L’association REINICIAR a recensé 1163 membres de l’Union Patriotique assassinés entre 1985 et 1994 alors que 123 avaient été enlevés et d’autres s’étaient exilés.
En 1993, l’association REINICIAR a porté l’affaire du massacre des militants de l’Union Patriotique devant la Cour Interaméricaine des Droits de l’Homme (CIDH) en demandant que celle-ci retienne la qualification de « génocide » pour ces meurtres et établisse la responsabilité de l’Etat colombien, incapable d’assurer la sécurité des citoyens. Il a fallu quatre ans à la CIDH pour prendre une première décision importante : déclarer la plainte recevable, même si le qualificatif de « génocide » n’a pas été retenu. La décision du mois de mars 1997 précises en effet qu’un génocide fait référence à des actes tendant à détruire un groupe « national, ethnique, racial ou religieux », ce qui n’est pas le cas pour les militants de l’UP. En revanche, elle reconnaît qu’il y a bien eu un massacre que masse et que l’Etat colombien n’a pas démontré avoir fait le nécessaire pour protéger les militants et identifier les responsables des assassinats. La CIDH a donc bien accepté de traiter l’affaire, mais sa décision n’a pas été rendue. Elle pourrait intervenir dans les prochains mois.
Ces événements et l’action courageuse de REINICIAR, sous la présidence de Mme Jael Quiroga Carrillo, amènent plusieurs considérations. En premier lieu, en dépit des violences et des exactions, la société colombienne n’a pas perdu tout espoir que des interventions judiciaires amènent des changements réels. Ce point avait été souligné par Rodrigo Uprimy et Luz Maria Sanchez dans le numéro 71 des Cahiers des Amériques Latines consacré à la Colombie, terre de conflits : la constitution de 1991 accorde de nombreuses garanties dont se sont emparé les militants des droits de l’homme pour faire avancer leur cause. Dans ce cas, il s’agit non seulement d’identifier les responsables des crimes, mais aussi d’accorder au parti de l’Union Patriotique une forme de compensation dans le cadre du processus de paix, notamment en lui restituant ses sièges au parlement suivant des modalités à définir et en l’aidant à diffuser ses idées au sein de la société. D’ores et déjà, le conseil d’Etat a rendu à l’Union Patriotique sa personnalité juridique, perdue car elle n’avait plus d’élus ( et pour cause !) ce qui lui permet d’agir légalement, de présenter des candidats aux élections et de mener campagne.
Comme l’a indiqué avec pertinence Regis Bar, collaborateur du média électronique Palabras al Margen, cela renvoie à la tolérance, à la capacité de la société colombienne à entendre la contradiction, à accepter la confrontation comme un élément normal de fonctionnement du débat démocratique. Or, cela est loin d’être assuré, car les principales institutions et les médias restent proches des idéologies conservatrices, ce qui fait tout l’intérêt d’un média comme Palabras al Margen qui s’efforce d’apporter des points de vue différents et de construire un pluralisme politique qui n’a jamais existé en Colombie.
L’Etat colombien face aux défis de la paix
Un second enjeu porte sur le rôle de l’Etat colombien, sa complicité partielle avec la violence, en particulier l’impunité des auteurs des crimes et sa capacité à garantir l’exercice de la démocratie. On voit bien qu’il y a là une discussion complexe sur un Etat qui d’un côté a mené des campagnes pour lutter contre les guerrillas et a entretenu avec les groupes paramilitaires des rapports pour le moins troubles, dont l’absence a facilité l’installation de forces armées irrégulières appartenant à différentes factions dans différentes régions, mais dont voudrait qu’il soit aussi capable de reconnaître ses erreurs et de réparer les crimes. Comme l’affirmait Gonzalo Sanchez en remettant au président Santos le remarquable rapport sur les violences établi par le Centre National de Mémoire Historique : « les responsabilités de este violence retombent de manière différenciée sur les guerrillas, les paramilitaires et des agents de l’Etat qui agirent hors du cadre légal ».
Or l’Etat colombien s’est engagé dans une politique de développement économique reposant notamment sur l’exploitation des ressources naturelles : pétrole, minerais, produits agricoles. Sur ce point, les deux candidats du second tour de la présidentielle coïncidaient. Cette politique a permis une forte croissance économique au cours de la dernière décennie, mais cette croissance ne s’est pas accompagnée d’une réduction significative des inégalités. Alors que dans de nombreux pays latino américains il y a eu un couplage croissance – redistribution, en Colombie il y a bien eu croissance, mais pas la redistribution. L’indice de gini pour les revenus est supérieur à celui du Brésil et ne baisse que très peu. L’un des problèmes fondamentaux pour reconstruire le pluralisme politique en Colombie est aussi de prendre en compte ces inégalités et de se demander non pas seulement si le débat politique laisse entendre des opinions différentes, mais aussi comment des citoyens et citoyennes pauvres et marginalisées peuvent y participer. Or, cette participation, amène nécessairement la question de la redistribution et donc de l’impôt.
Comme l’a montré, cartes à l’appui, Nubia Yaneth Ruiz, professeure invitée à l’IHEAL, plusieurs millions de personnes ont été déplacées du fait du conflit et se sont dirigées vers les villes mais aussi les régions dans lesquelles l’Etat est peu présent. Donner à ces populations déplacées la possibilité de se faire entendre, leur offrir les moyens de s’insérer sur le plan économique et dans la société, leur donner fondamentalement la possibilité de choisir la façon dont elles veulent vivre en mettant en place des projets de développement. Tout cela constitue également un défi majeur pour construire un système politique capable de préparer l’avenir avec le plus grand nombre.
La construction du pluralisme politique en Colombie et le renforcement de la participation passent certes par des dispositions institutionnelles et législatives complexes. Les négociateurs de la Havane doivent imaginer des façons de préparer l’avenir et non pas seulement de solder le passé, de réfléchir à la façon dont on projette la Colombie de 2015, et non pas comment on chercher à reconstruire celle d’un passé idéalisé. Cette ambition renvoie notamment à la capacité de l’Etat colombien d’être à la fois acteur et arbitre de ces dynamiques.
Sébastien Velut
Professeur à Paris 3 – IHEAL
Directeur délégué des Relations Internationales de Sorbonne Paris Cité