Dans son dernier roman Petit Piment, Alain Mabanckou raconte avec humour et vivacité l’enfance d’un orphelin à Pointe-Noire dans les années 60- 70, pendant la révolution socialiste et les débuts de l’indépendance congolaise. L’auteur, installé depuis des années aux Etats-Unis, n’en est pas à son premier retour littéraire vers son pays natal (Lumières de Pointe-Noire et Demain j’aurai vingt an), le Congo-Brazzaville : un tout petit pays peut-être (4,5 millions d’habitants en 2014), mais un univers que l’auteur a affirmé ne pas avoir fini de creuser lors de sa rencontre avec le public aux Correspondances de Manosque. Entretien avec Opinion Internationale.
Pourquoi avez-vous choisi de venir aux Correspondances de Manosque ?
C’est un des festivals les plus riches du paysage culturel français. C’est d’ordinaire très bien organisé, avec des écrivains aux imaginaires très intéressants. Ce n’est pas un festival à paillettes comme certains, où l’on trouve seulement des gens plutôt destinés à la télévision… Quelqu’un disait : au lieu de l’audiovisuel ça devient de l’idiot-visuel… Manosque est plutôt un festival où la littérature est reine. C’est pour cela que quand je n’y viens pas, j’ai le sentiment d’avoir été exclu, et quand je viens, je suis content parce que j’ai le sentiment d’avoir été choisi.
Le festival est axé sur la correspondance, est-ce que vous écrivez vous même encore des lettres ?
J’écris des lettres : j’ai écrit un livre intitulé Lettre à Jimmy. Une lettre à un auteur noir américain… Et je pense aussi que chaque roman est toujours une sorte de lettre adressée à un lecteur : quand on écrit, on a l’impression de se confier à quelqu’un, on prend la position de celui qui fait la correspondance. Sauf que dans un roman, ça devient une correspondance dans laquelle on réinvente le monde : on installe des personnages, un certain univers. Je pense que les romanciers sont des spécialistes de la lettre, sauf que la lettre est plus longue, plus sinueuse et digressive : c’est toujours un exercice très intéressant.
Le contexte historique pèse énormément dans votre roman : par certains aspects, il est aussi quasiment documentaire… Pourquoi avoir choisi l’angle de la fiction pour aborder ce sujet ?
Je pense que la fiction, c’est la meilleure façon de faire passer l’Histoire. Quand j’étais à l’école, j’étais très heureux quand on faisait une leçon d’Histoire qui avait des accents d’anecdotes. En cours de philosophie, ce qui nous intéressait, c’était de se demander pourquoi tel philosophe se promène dans la journée avec une lampe, dort dans une sorte de fût, c’est toujours plus palpitant. Je pense que la littérature doit emprunter cette sorte de narration dans laquelle l’Histoire est en bas. Et puis, n’oublions pas que la vraie Histoire n’est pas faite toujours par les grands personnages, les Napoléons, les ceci… L’Histoire est faite par des petites gens, et ce sont ces petites gens qui forment vraiment le roman.
Je suis persuadé que dans mon roman, les « importants » sont ces petits personnages de rien du tout, les éclopés, les gens de l’orphelinat, les petites prostituées… Ils ont créé une certaine vie. L’Histoire de la société congolaise n’est pas forcément que politique, elle peut être aussi commerciale, sociale… Et peut-être aussi que c’est ça qui fait la beauté de la littérature : prendre des petites vies pour les rajouter à la grande Histoire. La grande Histoire n’existe que parce que des « petites » personnes ont additionné leur vies, leurs souffrances, leurs joies pour accompagner le cycle de la vie.
Pour vous, la littérature est réellement un moyen de comprendre le monde ?
Je pense, oui. La littérature est une façon de comprendre le monde et même d’essayer de corriger ses aspérités. Les romanciers essayent toujours de modifier, de réécrire les choses : peut-être qu’on écrit sur le monde parce qu’on n’aime vraiment guère ce qu’on y voit sur place. On essaye de créer un univers dans lequel il y aura plus de liberté, plus d’espace et de souffle : la beauté de la littérature, c’est peut-être aussi de pouvoir corriger les erreurs de la vie réelle.
Dans le passé mais aussi dans le futur ? Est-ce que vous pensez qu’elle peut vraiment transformer la société ?
Je pense que la littérature agit aussi bien dans le passé que dans le présent : on l’écrit dans le présent mais on convoque le passé, dans l’espoir que dans l’avenir, le monde sera meilleur. Le passé est essentiel mais un écrivain ne doit pas non plus être quelqu’un qui passe son temps à faire une sorte de nécrologie de son passé, de discours sur des gens morts. Je pense que le roman contemporain est un roman urbain, qui explique les mutations de la vie quotidienne.
Pensez-vous que la situation a beaucoup changé au Congo depuis les années que vous évoquez dans Petit piment ?
La situation a beaucoup changé, mais dans le même temps nous avons toujours dans les sociétés africaines les conséquences de ces années 60-70. On a toujours un problème de colonisation mentale, de complexe, d’infériorité… Peut-être le sentiment d’être impuissant devant un monde qui nous échappe. Le rôle des intellectuels ou des écrivains, c’est aussi de rappeler que l’impossible peut être possible, la possibilité impossible… Donc il faut toujours vivre dans l’idée qu’on peut déplacer une montagne ! Si on se dit que tout est foutu, alors il n’y a plus d’avenir pour l’Afrique. Moi, je suis plutôt un afro-optimiste, et au-delà quelqu’un qui croit dans le pouvoir de changer le monde. Mais, pour le changer, il faut se mettre à travailler : si on passe le temps à pleurer, on n’aura pas assez de temps pour.
Le Congo est-il resté dans une relation de dépendance avec l’Occident ?
Beaucoup, politiquement parlant. Quand vous voyez le spectacle en Afrique, quand il y a un coup d’Etat, on demande toujours « que pense la France ? », quand il y a une guerre « que pense la France, pourquoi elle n’intervient pas ? ». C’est-à-dire que nous sommes des nations qui ont apparemment gagné leur indépendance, mais en réalité, quand il y a un problème, on court toujours demander aux grandes puissances : « qu’est-ce qu’il faut faire ? ». C’est peut-être ça qu’il faut décapiter : ne pas laisser s’installer l’idée d’une certaine Afrique toujours sous la tutelle de l’Occident, d’une certaine Afrique mineure, qui attend toujours la mère France venir à sa rescousse quand il y a des problèmes.
Votre livre peut-il contribuer à changer cet état ?
Je n’aurai pas l’outrecuidance de dire que mon livre aiderait à changer cet état, mais je souhaite au moins que le discours que je tiens donne de l’optimisme aux lecteurs, pas seulement africains. Parce que pour changer l’Afrique, on pense toujours qu’il ne faut changer que les Africains, mais il faut changer aussi le regard de l’Occident sur l’Afrique. Qu’on arrête de nous voir comme des anciens colonisés, qu’on arrête de nous bassiner parce que nous avons « une certaine malédiction », comme nous sommes nés « du côté obscur des choses »… Non, l’obscurité, c’est peut-être les égoïsmes que nous avons, le manque d’hospitalité, la haine de l’étranger, la peur de l’immigré, les politiques de fermeture des frontières. L’Afrique a toujours été une terre hospitalière : la preuve, elle a accueilli l’Europe lorsqu’elle était occupée par les nazis.
Propos recueillis par Gabrielle Trottmann
Pour aller plus loin :
Lumières de Pointe-Noire, Editions du Seuil, 2013
Demain j’aurai vingt ans, Editions Gallimard, 2010
Lettre à Jimmy, Editions Fayard, 2007
Un des festivals littéraires les plus originaux du pays s’est achevé fin septembre dans le sud de la France : les correspondances de Manosque. Original parce qu’il ne s’agit ni d’un salon ou d’une foire du livre, ni d’une remise de prix mais bien d’un moment unique dans le paysage événementiel français : pendant cinq jours, la ville de l’écrivain Jean Giono a vécu au rythme de rencontres avec des auteurs, de lectures parfois accompagnées de musique, d’ateliers d’écritures, mais aussi de plus reposants « apéros » ou « siestes littéraires »… L’événement promeut une vision de la littérature non pas comme activité isolée, voire asociale, mais comme une ouverture vers l’autre, un échange : à l’origine centré sur l’écriture épistolaire (le temps des Correspondances, l’envoi de courrier vers le monde entier est ainsi gratuit depuis les « écritoires » installés dans le centre de Manosque), le festival embrasse désormais toutes formes de littérature. Les correspondances de Manosque, c’est aussi un festival qui, malgré l’exigence et l’originalité de sa programmation, a su rester simple, intime. La plupart des manifestations ont lieu en plein centre-ville, sans barrières ni tickets d’entrée : à côté des estrades où les auteurs présentent leurs livres, les gens boivent un coup aux terrasses des cafés, les enfants jouent dans la rue, les passants s’arrêtent pour écouter ou repartent librement… Pour l’essentiel, le festival offre d’écouter les écrivains déployer des imaginaires complexes, variés : des auteurs avec lesquels le plaisir de la fiction apporte aussi bien souvent un autre éclairage sur ce qui se passe dans le monde, sur le passé comme sur le présent. Alexandre Friedrich et Thomas B. Reverdy ont ainsi évoqué le sort tragique de Detroit depuis la faillite de la ville consécutive à la crise des subprimes en 2008; l’auteur Eirikur Orn Norddahl a affirmé sa volonté de faire un « roman politique honnête » dans un effort permanent de mise en perspective (l’Islande avec le reste du monde, les mouvements d’extrême droite contemporains avec leurs prédécesseurs); Jean Hatzfeld a parlé de la génération rwandaise ayant le génocide pour héritage… Dominations de l’Occident Mais parmi la grande variété de sujets abordés par les auteurs venus aux Correspondances 2015, notre attention a été particulièrement retenue par trois romans qui interrogent la domination exercée par l’Occident sur l’Afrique ou sur l’Orient dans les siècles passés. Petit piment d’Alain Mabanckou (lire l’interview ci-dessus), Les Prépondérants de Hédi Kaddour sur « l’occasion manquée » par la Tunisie des années 20 que les plus solidement cramponnés à leurs privilèges font finalement échouer. Enfin, de Mathias Enard, Boussole. Derrière le récit des réminiscences de la grande passion d’un musicologue viennois épris d’Orient lors d’une nuit d’insomnie, c’est la construction en miroir de l’Orient et de l’Occident qui est interrogée par l’auteur. Mathias Enard explore la construction d’un imaginaire occidental de l’Orient: l’Orient de Delacroix, d’Ingres, de Flaubert, l’Orient des chameaux, des harems, des tapis volants… Au-delà de cet Orient fantasmé comme « l’autre » de l’Europe, « Boussole » témoigne des influences qu’Orient et Occident ont pu exercer l’un sur l’autre, illustrant comment, « s’il y a bien des frontières, celles-ci sont perpétuellement traversées, comment le fantasme de l’un devient la réalité de l’autre, et vice et versa »… Un livre écrit avec la guerre syrienne en toile de fond qui combat enfin une certaine perception de l’Islam qui tend à faire son chemin aujourd’hui en Occident: « Des victimes européennes, des bourreaux à l’accent londonien. Un islam radical nouveau et violent, né en Europe et aux Etats-Unis, des bombes occidentales, et les seules victimes qui comptent sont en fin de compte des Européens. Pauvres Syriens. Leur destin intéresse bien peu nos médias, en réalité. Le terrifiant nationalisme des cadavres. » (extrait de Boussole) A lire : Alain Mabanckou, Petit Piment, Seuil, coll. « Fiction & Cie », 2015. Hédi Kaddour, Les Prépondérants, Gallimard, coll. « Blanche », 2015. Mathias Enard, Boussole, Actes Sud, 2015.