« S’informer pour s’engager » : cela aurait pu aussi être un temps le cri de ralliement… d’Ulrike Meinhof. Jeune espoir de la RDA, journaliste reconnue dans les années 60 pour ses éditos engagés dans le journal indépendant « Konkret », la jeune femme est plus célèbre pour avoir basculé dans un mouvement de « militantisme armé », ou de terrorisme d’extrême gauche finalement assez mal connu en France : la Rote Arme Fraktion (Fraction Armée Rouge), surnommée par les médias français « la bande à Baader ». Dans son documentaire, Une jeunesse allemande, présenté au festival Berlin Panorama cette année, le réalisateur Jean-Gabriel Périot apporte un éclairage passionnant sur les origines du mouvement dans les années 60-70 et plus particulièrement sur le destin de Meinhof.
Pourquoi s’intéresser à la RAF aujourd’hui ?
Jean-Gabriel Périot a déclaré avoir porté son attention sur le mouvement car il lui avait semblé faire de façon presque unique dans l’Histoire la jonction entre deux questions fondamentales dans le monde actuel : celle du basculement de la violence, mais aussi celle du pouvoir des images, le grand : « pourquoi faire du cinéma ? ».
Le problème est intimement troublant : comment passe-t-on de la dénonciation des inégalités à l’exécution de têtes du grand patronat allemand comme Schleyer? On condamne instinctivement le terrorisme, mais le problème peut devenir plus complexe dès lors que les auteurs des attentats sont des gens aux idées et aux principes desquels l’on peut, d’une façon ou d’une autre, s’identifier : dénonciation des dérives du capitalisme, de la société de consommation, de l’impérialisme, défense de la liberté d’expression…
Ce que peut d’abord apprendre le documentaire au spectateur pas particulièrement documenté sur l’histoire des fondateurs de la RAF, c’est qu’avant de faire exploser des bombes, ces jeunes intellectuels sont souvent des personnalités très respectées, parfois proches de hauts responsables au pouvoir, des gens qui qui passent régulièrement à la télévision, que tout prédestinait plutôt à devenir une nouvelle génération de « fiertés de la nation » que l’ennemi public numéro 1.
Cette popularité n’est sans doute pas étrangère au véritable acharnement médiatique et judiciaire dont le mouvement a, dès sa création, fait l’objet, acharnement qui aboutit au suicide « programmé » de ses premiers principaux activistes entre 1976 et 1977 : « Présumés coupables » de divers actes terroristes, les principaux fondateurs sont dès leur arrestation en 1972 enfermés dans des conditions psychologiquement intenables, trois ans avant même que le jugement du procès ne soit rendu.
« A quoi ça sert, finalement ?» : l’engagement de la RAF, motivations et réception
Pourtant, avant de fonder la RAF, les actions des militants sont pour la plupart plutôt légitimes : organisation de manifestations, rédaction d’articles, réalisation de courts métrages et de films engagés. Nombre de ces activistes ou sympathisants avaient étudié à la Deutsches Film- Und Fernsehakademie Berlin (DFFB) : la synergie entre engagement politique et travail sur l’image atteint son plus haut point avec la création du groupe ROSTA KINO. Les images d’archives et extraits de films sélectionnés pour le documentaire permettent ainsi de mettre en perspective la manière dont la RAF était représentée dans les médias et la manière dont elle s’est elle-même représentée.
On prend donc conscience que les règles du jeu en démocratie ont un temps été relativement respectées dans un monde parfois peut-être moins scrupuleux de ce point de vue-là : répressions policières violentes des manifestations comme lors de celle contre la venue du Shah à Berlin, quasi-monopole du groupe Arthur Springer (die Welt, Bild) sur les médias, tentative d’assassinat du sociologue marxiste Rudi Dutschke en 1968…
Une jeunesse allemande réalise donc ce tour de force de faire effleurer toute la complexité d’une situation, de nous faire comprendre que finalement, tout n’est pas si simple. En saisissant avec justesse le sentiment d’impuissance qui habite de toute évidence Ulrike Meinhof, le réalisateur parvient à nous rendre proche, le temps d’un instant, de personnes ayant commis des actes au caractère indiscutablement injustifiable. Ces doutes quant à la possibilité d’agir réellement, de changer le monde d’une façon ou d’une autre, cette impression d’évoluer dans un univers dont les règles sont, quoi qu’on fasse, déjà écrites: « Pensez- vous que vos éditos aient servi à quelque chose ? » « Non, absolument pas », répond de façon bouleversante Ulrike Meinhof à son interviewer, deux ans avant de rejoindre la Rote Armee Fraktion. Pour le réalisateur, il s’agit d’un moment clef, décisif dans le basculement du rationnel à l’irrationnel: cette femme qui a écrit pendant des années des « textes superbes » désavoue tout à coup le pouvoir du langage ?
A ce désespoir assez universel se greffe un élément plus contextuel, propre à l’histoire allemande, également décisif dans la tournure qu’ont pris les événements : la révolte contre les pères. Comment faire confiance à des aînés dont on apprend subitement, au milieu des années 60, qu’ils n’ont «au mieux rien fait pendant la seconde guerre mondiale » ? L’histoire de la RAF est aussi celle d’une faillite de l’autorité.
Finalement, au-delà de la réflexion sur les motivations du groupe, le film ouvre sa réception à l’époque où il agit : Jean-Gabriel Périot a déclaré ne pas tant avoir souhaité révéler « toute la vérité sur la RAF », que montrer comment cette époque a pu être perçue par ceux qui l’ont vécue. Il a ainsi indiqué lors du débat qu’avant la mort d’Ulrike Meinhof, on parlait plutôt d’anarchisme, pas tellement de terrorisme pour désigner le mouvement, preuve absolue du respect que la militante a pu inspirer. Depuis, on a découvert le pouvoir de ce mot valise, de ce mot magique de terrorisme, qui tend à couper court à toute réflexion… Fait assez révélateur de ce phénomène ayant également été évoqué lors d’un débat avec le réalisateur, au début des années 70, près d’une personne sur deux avaient des sympathies pour la RAF. A la fin de cette même décennie, les soutiens deviennent minoritaires…
Qu’on ne s’y trompe pas, le film ne fait l’apologie, ni de l’extrême gauche, ni de la RAF, ni du terrorisme qu’il ne cherche absolument pas à justifier. Le film a d’ailleurs aussi bien reçu l’approbation de personnes très proche de la RAF, comme de ceux condamnant univoquement le mouvement. Il amène en revanche à réfléchir profondément, sans donner de réponse, sur des questions à l’origine de tout engagement politique humaniste, quel que soit le bord politique dont on est issu : où est la violence ? Comment agir ? A quoi ça sert ? « Je veux faire un film politique qui ne soit pas pour autant un film militant », a déclaré le réalisateur : sans aucun doute, une grande réussite du genre.
Sortie le 14 octobre.