Etrange. Le Narendra Modi qui promouvait les start-up indiennes en Californie est-il vraiment le Premier Ministre qui dénonça à la tribune des Nations Unies « le consumérisme à la racine du réchauffement climatique ? ». Lorsque l’Inde a publié sa contribution à la COP21, le 2 octobre dernier, l’ambivalence de sa position, entre promotion ambitieuse de l’énergie solaire et maintien entêté des énergies fossiles, semble rendre contradictoire la volonté du gouvernement, faisant un pas courageux d’un côté et se contentant d’esquisser un geste de l’autre.
Bientôt deuxième plus grand pays mondial émetteur de gaz à effet de serre, juste derrière la Chine, doté d’une population dont plus de la moitié vit dans un environnement où le taux de particules fines est bien supérieur à la moyenne conseillée, la contribution de l’Inde pour la COP21 s’est faite attendre. Publiée le jour anniversaire de la naissance de Gandhi, l’annonce des engagements de l’Inde fait suite au discours de son Premier Ministre aux Nations Unies, où Modi avait appelé à une « adaptation impérative » au réchauffement climatique.
Entre ambition et refus de mesures contraignantes, un engagement contradictoire
Première mesure phare et emblématique : l’engagement à ce que d’ici 2030, 40% de l’électricité indienne provienne d’énergies renouvelables. Impliquant que les capacités de production de ces énergies triplent d’ici 2022, passant à 10 000 mégawatts, une telle mesure devrait coûter 2.500 milliards de dollars dans les 15 prochaines années.
Dans un pays où 300 millions d’habitants vivent encore sans électricité, il s’agit donc d’un objectif ambitieux, émanant très directement de la volonté du Premier Ministre. Ancien dirigeant de l’état du Gujarat, il en avait fait celui qui rassemblait plus du tiers de la capacité installée solaire de l’Inde à la fin 2013. Il y a maintenant un an, le ministre indien de l’Énergie avait d’ailleurs fait part au journal britannique The Guardian de l’engagement du gouvernement à donner accès à l’électricité à chaque foyer d’ici à 5 ans – ce qui correspond à au moins une ampoule électrique par maison. Avec une population rurale à 70%, et un approvisionnement en électricité coûteux et difficile, les énergies solaires représentent donc une opportunité d’énergie renouvelable dont l’accessibilité est un atout. Parallèlement, Delhi a annoncé la mise en place d’un fonds national pour le réchauffement climatique d’une hauteur de 18 millions de dollars.
Face à ce pari, l’impact de la mesure sur la réduction du gaz à effet de serre paraît plus que limité. Avec un taux d’augmentation de l’émission de C02 qui devrait doubler d’ici à 2030, Delhi se contente de tabler sur une réduction de 33 à 35% de l’intensité carbone (la mesure des émissions de dioxyde de carbone par point de PIB) de son PIB, par rapport à son niveau de 2005.
Refusant un engagement véritablement contraignant sur la réduction des gaz à effet de serre, l’Inde – qui dispose de la cinquième plus importante réserve de charbon au monde – affiche par ailleurs sa décision de doubler d’ici à 2020 ses capacités d’extraction, invoquant développement économique et amélioration du cadre de vie de ses citoyens. Et c’est ici que la schizophrénie s’invite.
Le développement comme amélioration du cadre de vie ?
Car comment justifier le recours à de telles énergies fossiles, lorsque 40 millions de tonnes de cendres volatiles, très toxiques, sont générées chaque année par les centrales thermoélectriques au charbon, et que 3.000 personnes meurent prématurément à New Delhi en raison de la pollution ? De la sagesse hindoue instituant la protection de la nature comme devoir sacré, au ministère de l’Environnement chargé de faciliter aveuglément les projets industriels, un long chemin de déni semble avoir été tracé par les groupes industriels, alliés à des nationalistes décidés au lendemain de l’Indépendance à rattraper à course forcée le progrès technique des anciennes puissances colonisatrices.
Depuis, la couverture forestière du pays est passée de 30% à 11%, obligeant certaines familles rurales à parcourir plus de 7 kilomètres pour la cueillette, contre originellement moins de 2 kilomètres. On estime à 57% du territoire l’étendue des terres dégradées, faisant de nombreux terrains des terres empoisonnées par une agriculture intensive trop dépendante de l’irrigation. Enfin, alors que 200 millions d’Indiens n’ont pas accès à l’eau potable, 70% des eaux de surface sont polluées par les rejets domestiques.
De la vénération de la nature à la déforestation massive
Pourtant, les pratiques précoloniales et la spiritualité censée unir le sous-continent semblaient devoir mener à toute autre chose. Faisant de la préservation des milieux naturels une caractéristique de l’organisation des communautés, la période précoloniale vit ces mêmes montagnes de l’Himalaya aujourd’hui confrontées à la fonte des glaces abriter les retraites de ses plus grands penseurs, et fit des fleuves les points sacrés de convergences des croyants.
Comment expliquer un tel revirement ? Peut-on seulement – et caricaturalement – l’attribuer à l’influence d’un Occident asservissant l’environnement et séparant l’Homme de la Nature ? Pour l’écologiste indien Navaroze, une des raisons viendrait de l’évolution de l’hindouisme : « A un moment de leur histoire, l’intense et absolue aspiration mystique des Hindous vers l’Au-Delà, leur éternelle quête de Dieu, devint si exclusive, si nihiliste, qu’ils commencèrent à négliger la matière. Les sages indiens se retirèrent de plus en plus dans les grottes des Himalaya, les ermites dans les forêts, leurs yogis perdirent tout intérêt pour cette enveloppe physique qui nous sert de corps et ils négligèrent notre bonne vieille terre « .
Une évolution que le Bouddhisme n’est pas venu contredire, enseignant « que tout ici n’est qu’illusion et que la seule chose à faire c’est de s’en sortir en atteignant le nirvana. » Ce serait donc cette apathie envers le physique, qui tolèrerait aujourd’hui la déforestation massive, la pollution des villes et les sols toxiques – et qui permet au Premier Ministre hindou d’assoir résolument la suprématie du développement économique.
L’écologie sera bénéfique à la croissance ou ne sera pas
La position du gouvernement est effectivement claire, et les rôles, définis. Si le ministre de l’Environnement existe, son rôle consiste davantage à faciliter la mise en œuvre de projets industriels qu’à mettre en place une réglementation contraignante. Arunabha Ghosh, chef du Council on Energy, Environment and Water, souligne que des objectifs comparables à ceux concédés par la Chine pourraient nuire à l’économie indienne : «Le développement voulu par le gouvernement n’est pas que de la rhétorique, il a un contenu réel. Des objectifs agressifs en matière d’énergies renouvelables risqueraient de rendre inaccessible l’électricité pour les 20% des foyers les plus pauvres», maintient M. Ghosh, dont l’organisme fait partie de ceux écoutés par le Premier Ministre.
Seulement, le manque d’engagement clair en matière d’écologie impacte d’ores et déjà la croissance. L’Inde voit aujourd’hui 80% de sa demande énergétique intérieure satisfaite par des importations, ce qui en 2010 représentait 6% de son PIB. Ces importations d’énergies fossiles, notamment le pétrole, peuvent déstabiliser l’économie intérieure et surtout nuisent à l’indépendance d’une des premières puissances économiques mondiales. Or, la décarbonisation, en parallèle du développement d’énergies renouvelables et d’une gestion plus efficace, pourrait permettre de diviser par trois le poids de ces importations, passant à moins de 2% du PIB en 2050. Devant construire l’essentiel des infrastructures nécessaires, pour équiper ses foyers, une telle initiative permettrait l’investissement dans les changements de technologies, l’instauration de standards d’efficacité sur les industries intensives…
La décarbonisation permet d’allier croissance économique et développement durable, et elle n’est pas la seule. Des politiques de réorientation du développement urbain sont également possibles, et permettraient l’émergence de villes petites et moyennes : réduisant les émissions, décongestionnant les trafics routiers, elles offriraient des services plus accessibles et moins coûteux. Il s’agit moins de changer les infrastructures en place que de réorienter le développement pour les années à venir – mais cela supposerait une véritable volonté du gouvernement, qui préfère aujourd’hui renvoyer à la responsabilité des pays plus développés.
Au sein de la communauté internationale, un dialogue de sourds
En janvier 2015, Barack Obama, en visite officielle en Inde, rappelait : «Même si des pays comme les Etats-Unis réduisent leurs émissions, si les nations en croissance comme l’Inde – avec des besoins énergétiques en forte augmentation – ne se tournent pas vers des énergies propres, nous n’avons aucune chance contre le changement climatique.» Le même argument lui a été renvoyé par Modi des mois plus tard : le réchauffement climatique résulte de la demande des pays riches, dont le « consumérisme est à la racine du réchauffement climatique ». Dialogue de sourds ? Delhi pose ses conditions. Dans sa contribution publiée le 2 octobre, l’Inde annonce qu’elle ne déploiera les énergies renouvelables que si les pays plus développées favorisent un transfert de technologies à bas coût.
Cette réticence n’est pas à prendre à la légère : l’Inde n’avait pas hésité à rejeter le Protocole de Kyoto (déjà, l’enjeu des émissions de gaz à effet de serre…), et aux côtés du « Groupe des 77 », comprenant Chine et Brésil, avait fait valoir un besoin vital de se développer – renvoyant les pays occidentaux, premiers pollueurs, à la responsabilité de gérer eux-mêmes les conséquences de leur développement.
Au final, on verra à Paris dans les prochaines semaines, lors de la COP21, si l’Inde prend le train de l’histoire et ne bloque pas des engagements audacieux et contraignants de la communauté internationale.