Les attentats du 13 novembre à Paris impactent-ils l’expression religieuse au travail ? Le citoyen est tenté de répondre positivement à cette question, de réfuter les analyses juridiques cantonnant la laïcité à la loi de 1905 séparant les Eglises de l’Etat, de scander que la laïcité est pour l’immense majorité des Français une valeur aussi sacrée que la religion l’est pour les croyants, et qu’en France, il faut une bonne fois pour toutes que la religion et les religieux se soumettent à la République, et donc à la laïcité proclamée au premier article de la Constitution.
Le juriste, à plus forte raison le formateur juridique, se doit d’éclipser le citoyen, de rappeler aux DRH – qui sont aussi des citoyens, souvent épris de laïcité -, que la Cour de cassation a jugé dans le second « arrêt Baby-Loup » que la laïcité n’avait pas sa place en entreprise, que l’expression religieuse est garantie par la Convention européenne des droits de l’homme et que le vivre – et le travailler – ensemble reposent sur l’épanouissement de tous les salariés, y compris les religieux.
Le fait nouveau est peut-être que les attentats du 13 novembre peuvent contribuer à la convergence des points de vue du citoyen et du juriste : à ceux qui affirment que la France est prisonnière du droit européen, en particulier de la Convention européenne des droits de l’homme, il faut rappeler que celle-ci puise notamment ses sources dans la Déclaration des droits de l’homme de 1789, que la Cour européenne des droits de l’homme a accepté que la Turquie interdise le voile à l’université pour des raisons d’activisme islamiste, et qu’en 2014, elle a « validé » la loi française interdisant le voile intégral dans l’espace public, au nom du vivre-ensemble, du choix de société et de la morale, qui ne sont pas à proprement parler des notions juridiques.
Depuis les attentats de janvier, on constate une recrudescence des revendications religieuses en entreprise (voir notamment l’étude de l’Institut Randstad et de l’OFFRE (Observatoire du Fait Religieux en Entreprise), publiée le 21 avril 2015), mais aussi une islamophobie galopante, une hausse de la discrimination touchant principalement les femmes musulmanes (« Complément d’enquête », France 2, le 8 octobre 2015). Si cette tendance devait se confirmer voire s’amplifier après les attentats du 13 novembre (et ceux auxquels nous avons, pour le moment, échappés), rien ne permet d’exclure une inflexion de la jurisprudence, voire de la loi, dans le respect du droit européen.
De toute manière, en période de crise et à fortiori de guerre, les intérêts nationaux prennent souvent le pas sur les engagements internationaux. C’est bien l’homme et collectivement la politique, qui font le droit et non l’inverse. Les deux arrêts rendus par la Cour de cassation dans l’affaire Baby-Loup sont révélateurs de l’étroitesse des liens entre politique et droit : en 2013, la haute juridiction autorise le port du voile dans une crèche, avant de permettre son interdiction en 2014, sans toutefois généraliser cette faculté à l’ensemble des entreprises. L’aurait-elle fait après les attentats de janvier et a fortiori après ceux de novembre ? On ne peut l’exclure.
Les exigences réciproques du vivre-ensemble
Les tenants de la liberté d’expression religieuse au travail, parfois encouragés dans leur revendications par des imams ou des sites internet, devraient tirer des enseignements de l’effet contreproductif de leurs revendications et du tort qu’ils causent à tous les musulmans laïcs, à en juger par la recrudescence de la discrimination à l’embauche. Le « pas d’amalgame » a du mal à convaincre quand on voit cet imam autoproclamé qui enseigne à de jeunes enfants qu’ils deviendront des porcs s’ils écoutent de la musique. Les victimes du Bataclan, temple de la musique, tout comme le communiqué de Daesh ciblant les « lieux de débauche », devraient les faire réfléchir.
Au nom du vivre-ensemble, les laïcs, bien que largement majoritaires, ont été sommés de mettre de l’eau (bénite) dans leur vin, de céder aux revendications des salariés religieux. Ne serait-ce pas à ces derniers, aujourd’hui, toujours au nom du vivre-ensemble, de respecter le choix de la majorité, un choix « sacré » en terre de démocratie, et de cesser d’exiger de cette majorité qu’elle se plie à leurs exigences ? A défaut, on peut parier que l’islamophobie, la discrimination, l’amalgame si redouté, progresseront si fortement que le principal bénéficiaire en sera le Front national.
Enfin, on peut s’interroger sur la nature d’une future loi restreignant l’expression religieuse en entreprise : l’on pourrait notamment envisager qu’elle autorise toutes les entreprises à imposer par voie de contrat ou de règlement intérieur une obligation de neutralité absolue. Cela provoquerait sans doute quelques tensions, mais réconcilierait le citoyen et le juriste. Cela contribuerait aussi à ce que l’entreprise ne devienne pas le lieu privé… du salarié !
L’Institut de Droit Pratique consacre une formation RH au fait religieux en entreprise, soit en intra, soit en formation interentreprises le mardi 19 janvier 2016 et le jeudi 31 mars 2016. Détails sur http://www.idp-formation.com/f-laicite_travail.html