Opinion Internationale a rencontré, lors de sa venue à Paris, le réalisateur colombien Ciro Guerra dont le film L’Etreinte du serpent sera dans les salles le 23 décembre prochain. Entretien.
L’étreinte du serpent est le premier film dont l’action se déroule en Amazonie, depuis plus de trente ans, pourquoi ce choix et quelle importante revêt cette zone géographique pour vous?
L’Amazonie est une zone qui représente la moitié de la Colombie et cependant c’est une région à laquelle la société colombienne ne prête pas beaucoup d’attention, elle est un peu abandonnée et c’est comme si la société lui tournait le dos.
Les seuls intérêts qui se manifestent par rapport à cette région sont ceux des entreprises extractivistes : ceux des compagnies minières ou bien des activités extractivistes par rapport aux aliments, aux animaux, au bois, etc.
En fait, depuis longtemps, je nourrissais le rêve de réaliser un film dans cette zone géographique pour explorer, pour connaître, pour voir ce qu’il y avait réellement dans cette région.
Ainsi, le film traite de ce processus de retour aux grandes expéditions d’explorateurs qui ont eu lieu en Amazonie et recréer cette Amazonie comme dans son état le plus pur, le plus vierge parce qu’il reste encore un peu de cette Amazonie et c’est important pour moi de montrer cela.
Le film est raconté du point de vue des peuples autochtones qui vivent en Amazonie, pourquoi avoir choisi cette focale? Que représente pour vous le monde autochtone et quelle importance a-t-il selon vous dans la société colombienne actuelle?
Le thème de l’Amazonie est un thème passé sous silence dans la société colombienne actuelle. Personnellement, je pense que le monde autochtone a beaucoup de choses à apprendre à l’homme dit moderne.
Leurs connaissances traditionnelles revêtent une importance particulière aujourd’hui, malgré le fait qu’elles aient été dépréciées et ignorées pendant longtemps.
Pour moi, beaucoup de choses que nous voulons apprendre à travers la science ou à travers la recherche sont des choses que les connaissances traditionnelles autochtones avaient intégré depuis longtemps.
Je crois que le cinéma est une manière de se rapprocher de l’autre, mais aussi une manière de recréer le monde, et une manière de générer de l’empathie.
Nous vivons dans un monde de plus en plus divisé et isolé et je crois que le cinéma nous rend cette sensation d’appartenir à une communauté.
Pour moi, faire du cinéma s’apparente beaucoup, dans le fonds, bien que les outils utilisés soient différents, au travail réalisé par le conteur d’histoires dans les communautés autochtones, qui est de réunir les personnes du village autour du feu pour narrer une histoire faite d’ombre et de lumière.
Pour vous, réaliser ce film a-t-il été un moyen de valoriser le monde autochtone?
Oui, le monde autochtone n’a pas souvent été protagoniste de fiction ou de narration en Colombie, à la différence du Pérou ou du Brésil qui possèdent une tradition littéraire où l’Amazonie et les cultures autochtones sont présentes.
En Colombie, les peuples autochtones sont très oubliés, mis de côté et sont victimes d’un certain nombre d’abus de la part de l’Etat, de la société et des différentes autorités.
Pour moi, cela participe à engendrer une profonde incompréhension, un profond manque de respect et de compréhension de la part d’une partie de la société colombienne envers les membres autochtones. Ce que j’espère, à mon échelle, c’est de pouvoir faire évoluer cela avec mon film en aidant à créer un pont, un dialogue entre les deux cultures.
Le film s’est réalisé avec des représentants des peuples autochtones, qui n’étaient pas des acteurs professionnels, comment se sont déroulées les relations entre eux et l’équipe technique ? Comment ces derniers ont-ils perçu le projet de ce film?
Tout d’abord, l’équipe du film, nous savions que nous ne voulions pas juste arriver en Amazonie, utiliser les lieux et puis nous en aller, comme si de rien n’était.
L’important pour nous était d’inviter la communauté autochtone à participer activement, tant devant que derrière la caméra, et qu’elle s’approprie le film. Donc durant tout le processus de tournage du film, les autochtones ont été présents, ont collaboré, nous ont aidé et nous ont guidé. Mais aussi durant toute la phase de réécriture et de traduction des langues autochtones, ils se sont approprié l’histoire et l’ont faite leur. Et s’il y avait eu quelque chose avec lequel ils n’étaient pas d’accord, ils ne l’auraient pas fait.
On a donc établi une relation basée sur le respect, en les invitant à être partie intégrante d’un projet artistique. C’est quelque chose qui leur a énormément plu et les personnes d’Amazonie sont généralement très enthousiastes, très chaleureuses, très aimables et la seule chose qu’ils demandent, c’est qu’on les traite avec respect, ce qui n’a pas toujours été le cas dans l’histoire du pays.
On leur a expliqué clairement ce qu’on voulait, c’est-à-dire raconter l’histoire de leurs ancêtres, de leurs grands-parents. Cette histoire qu’ils avaient déjà écoutée mais qu’ils n’avaient pas vécue. Il était donc important que l’on revive ensemble cette histoire pour que perdure la mémoire. Une mémoire que la société colombienne a oubliée.
Pour eux, c’était une manière de reconnaître à nouveau l’importance de cet héritage.
Le problème actuel de ces peuples, c’est que les jeunes sont très attirés par le modèle capitaliste et ne veulent pas apprendre les connaissances traditionnelles. Ils veulent vivre comme les Occidentaux. Les générations antérieures se sentent abandonnées, elles ont l’impression que leurs connaissances ne sont pas valides dans le monde d’aujourd’hui. Et en voyant des personnes comme nous, extérieures à leur peuple, et des acteurs internationaux, qui venaient pour mettre en avant ces connaissances, cela les a aidés à prendre conscience de la valeur de ces dernières, qui malheureusement ont tendance à être oubliées par les jeunes générations. Ce qui contribue à les exposer à une situation de crise.
L’Etreinte du serpent raconte l’histoire du premier contact, du rapprochement, de la trahison et, au final, d’une amitié exceptionnelle entre Karamakate, un chaman amazonien, dernier survivant de son peuple, et deux scientifiques qui, pendant plus de 40 ans, ont été les premiers hommes à explorer la partie nord-ouest de l’Amazonie, à la recherche de savoirs ancestraux.
Le récit s’est inspiré des journaux des premiers explorateurs de l’Amazonie colombienne, l’ethnologue allemand Theodor Koch-Grünberg et le biologiste américain Richard Evans Schultes.
Propos recueillis par Claire Plisson