Le Centre d’Etude Franco-Argentin, à l’initiative d’une grande conférence sur les enjeux environnementaux, a fait le choix de rassembler les spécialistes de la question et les activistes écologistes argentins. Son organisateur, Guillaume Boccara, donne son point de vue à Opinion Internationale sur ce défi global.
Pourquoi avoir choisi d’organiser une rencontre autour des problématiques environnementales ?
Il était important pour notre institution, le Centre Franco Argentin des Hautes Etudes en Sciences Sociales, de participer à cette prise de conscience planétaire du caractère radical du défi écologique que traverse l’humanité. Il nous fallait réunir des spécialistes de plusieurs pays, des experts chiliens, argentins, brésiliens, français et amérindiens afin de bien signifier que ce défi n’avait pas de frontières.
Il nous fallait par ailleurs appuyer cet événement à l’étranger car c’est la double fonction du CFA (Centre Franco Argentin) que de promouvoir la coopération dans le domaine scientifique et universitaire et de contribuer à la diffusion des meilleurs travaux et recherches qui se publient en France.
Selon vous, quelle est l’importance de l’écologie dans le champ politique argentin ?
Dans le champ politique argentin, la préoccupation écologique commence à pénétrer dans les consciences, lentement, très lentement. Il existe en effet encore de trop nombreuses barrières mentales et matérielles à la prise de conscience du challenge écologique comme étant LE défi numéro un des décennies à venir.
Le modèle néo-extractiviste et agro-exportateur argentin est solidement implanté dans les esprits. Nul n’imagine encore de voie alternative à cette destruction environnementale et à ce pillage des ressources. Les rares groupements et associations écologistes ou amérindiennes sont quasiment impuissants, face aux grosses entreprises de l’agro-business, du pétrole, de l’exploitation forestière, etc. Il est nécessaire de faire accepter aux gouvernants, aux entrepreneurs mais aussi à tous les citoyens, que la terre a atteint ses vraies limites, que nous n’avons plus le temps de voir venir, que nous sommes définitivement en train d’hypothéquer l’avenir de nos enfants.
Et puis, surtout, je pense qu’ici comme ailleurs le consumérisme fait d’énormes dégâts. Fermement enraciné dans les consciences, intériorisé depuis le plus jeune âge, il conduit les individus à se percevoir comme des consommateurs-citoyens. Ou plus précisément comme des citoyens, parce que consommateurs, comme l’avait d’ailleurs bien perçu Nestor Garcia Canclini, il y a près de vingt ans. La démocratie est devenue synonyme de liberté de faire des choix relatifs aux produits que l’on désire consommer.
Nous sommes là face à un verrou civilisationnel d’ampleur considérable : comment freiner cette quête incessante au « toujours plus » alors que notre civilisation productiviste est basée sur la croissance illimitée des besoins ? Il faut une révolution dans les mentalités. De ce point de vue là, il faut bien reconnaître que le système capitaliste et la quête effrénée de profit et de rentabilité à court terme, au mépris de tous les droits humains et non-humains, représentent un adversaire colossal.
Sentez-vous une volonté de la part de la société civile de conscientiser la population à ces problèmes ?
Il y a une conscientisation progressive de la part des collectifs qui souffrent directement des effets de la pollution, des dérèglements climatiques, des conséquences mortifères de l’usage de certains pesticides, des migrations dues à la destruction des sources de vie. Ceux qui pâtissent au premier chef de l’indécence d’un système inhumain prêt à sacrifier des villages et des populations entières sur l’autel d’une supposée « croissance », sont en fait les premiers à se mobiliser. Il s’agit en général des plus pauvres et des populations amérindiennes, qui n’ont d’ailleurs plus d’autre choix car ils meurent à petit feu.
Non pas que l’indien serait écologique et écologiste par nature. Mais la perte de diversité biologique s’accompagne de la destruction de la diversité culturelle dans des zones où les populations natives ont un rapport différent à ce que nous nommons la « nature ». Un rapport de respect au sens de crainte, de relation affective et d’identité, avec des êtres sociaux non-humains qui peuplent notre « terre ». Ce que les Mapuche nomment le mawida et les Qom le monte. Il y a aussi une prise de conscience chez les habitants de villages et de bidonvilles qui souffrent directement de la pollution, des pluies diluviennes ou des sécheresses de plus en plus aiguës. Bref, c’est au bas de l’échelle sociale que l’on trouve les mobilisations les plus fortes et c’est pour cette raison qu’il est absurde de limiter le travail aux experts patentés.
D’où votre intention de réunir des acteurs très variés – universitaires et activistes – pour confronter leurs idées et expériences sur la question de l’écologie politique ?
Il est nécessaire de multiplier les acteurs impliqués dans cette nouvelle lutte planétaire pour imaginer un futur différent du cataclysme qui nous guette. A défi global, réponse globale ou totale.
C’est en ce sens que le défi environnemental nous oblige à repenser, dans le même mouvement, les fondements et mécanismes politiques de nos sociétés. Il y a maintenant longtemps, les spécialistes français parlaient de démocratie technique. Aujourd’hui, on parle de plus en plus de démocratie participative et délibérative de forum citoyens, d’espaces de dialogue. En effet, il est nécessaire de mobiliser toutes les compétences et toutes les énergies. Les politiques et les experts ont prouvé que seuls, ils n’y arrivaient pas. Redéfinir notre mentalité économique, selon le terme de Marshall Sahlins, en subordonnant l’économique aux nécessités sociales et humaines, pour paraphraser Karl Polanyi, nécessite une mobilisation qui soit réellement générale. Surtout, cela ne pourra se faire sans une démocratisation de la démocratie, sans une reconstruction de liens sociaux de solidarité et fraternité au niveau de notre quotidien, dans nos quartiers, dans nos régions….
Un peu à l’image de ce que les Zapatistes tentent de réaliser au Chiapas depuis maintenant plus de 20 ans. Sans tomber dans une espèce de romantisme révolutionnaire ou de populisme épistémologique, je dirais qu’il est grand temps d’écouter et de prendre au sérieux les groupes subalternes qui subissent les conséquences les plus terribles d’un modèle qui a atteint ses vraies limites. C’est cela, l’écologie politique depuis les territoires.
A entendre les intervenants présents à votre séminaire, il semble en effet que l’écologie soit très liée en Amérique latine aux problématiques territoriales… Sans discuter du bien-fondé des revendications d’accès aux ressources naturelles, n’y-a t’il pas un risque à trop vouloir circonscrire les luttes écologiques sur un territoire donné ?
Je ne crois pas qu’il y ait un danger à territorialiser les mobilisations et les luttes. Se mobiliser à partir d’une terre politique partagée, car c’est cela un territoire, ne revient pas nécessairement à ne se définir que par rapport à ce territoire. La territorialisation ne dérive pas naturellement en rigidification ou réification des identités. Les frontières territoriales, ethniques et identitaires ne se figent que lorsqu’une entité cherche à définir les autres et à devenir dominante.
L’ethnification, la racialisation, la communautarisation ne sont pas inscrites dans les processus de mobilisation territoriale. Les territoires, les identités, les luttes, les mobilisations peuvent s’articuler entre eux. Les lignes de partage peuvent bouger, se transformer. Les appartenances ne sont pas nécessairement exclusives. Il convient d’articuler les niveaux. Ça aussi, c’est un défi de premier ordre. Démocratiser la démocratie, transformer notre mentalité économique, en finir avec le consumérisme, l’extractivisme et réguler définitivement ce capitalisme financier destructeur de vie et d’espoir.
Propos recueillis par Justine Perez