« Je suis désolé mais je ne peux pas pour le moment répondre à votre requête. Essayez un peu plus tard, s’il vous plaît. » Quel possesseur d’iPhone, équipé de l’assistant personnel intelligent Siri, ne s’est jamais amusé à poser des questions improbables à son Smartphone histoire de tester ses capacités cognitives ? Si certaines réponses de la machine restent curieuses ou frustrantes, il n’empêche que les logiciels d’intelligence artificielle (AI) progressent vite, au point, redoutons-le, de mettre la supériorité humaine en péril.
« La plus grande menace de l’humanité. » C’est en ces termes que l’entrepreneur Elon Musk, figure incontournable de la Silicon Valley (Tesla, Space X, Paypal, etc.), qualifia début décembre le développement de l’intelligence artificielle (IA) en lançant OpenAI, son organisation à but non lucratif dont l’objectif est de faire avancer la recherche afin « que l’intelligence numérique progresse dans une direction plus à même de bénéficier à l’humanité ». Dans le sillage de Google qui annonça récemment la mise à disposition en « open source » des codes de TensorFlow, sa technologie d’apprentissage entre machines, et de Facebook qui s’est engagé à livrer les secrets de fabrication de Big Sur, le serveur qu’il utilise pour des projets liés à l’intelligence artificielle est au cœur d’énormes enjeux technologiques, économiques et éthiques.
De l’IA au deep learning
L’étymologie du mot « intelligence » permet d’éclairer le débat : d’une part, le préfixe latin « inter » qui évoque l’idée de relier et, d’autre part, l’infinitif « legere » qui renvoie à l’idée de « ramasser », « recueillir » mais aussi de « discerner ». L’intelligence serait donc cette capacité à comprendre et à relier. Que l’on sache discerner entre les lignes, recueillir entre les mots ou interpréter des images, le propre d’une personne (ou d’une machine) « intelligente » est sa capacité à relier entre elles de multiples informations pour en déduire, voire créer, quelque chose de nouveau. Créer l’intelligence d’une machine revient à effectuer une série de programmations afin que le traitement spécifique d’informations aboutisse à un résultat connu… ou, plus surprenant, et c’est l’avenir de l’IA, inattendu. Avec le deep learning (que nous traduirons par « apprentissage en profondeur »), l’IA évolue en technique d’apprentissage à destination exclusive des machines. En clair, il est désormais possible d’apprendre aux machines à apprendre (« machine learning ») grâce à la mise au point de programmes qui fonctionnent à l’instar de nos cerveaux grâce à l’activité de synapses et de réseaux de neurones. Les informations traitées par les uns viennent alimenter en informations d’autres réseaux situés dans des couches plus profondes de la machine ; d’où l’image d’apprentissage « en profondeur ».
Le chat de Google Brain
Si depuis plus de quarante ans nous vivons avec des systèmes d’IA à nos côtés, de par nos ordinateurs et des logiciels qui les équipent, la présence du deep learning dans nos vies est tout aussi importante bien que beaucoup plus récente : reconnaissance vocale Siri, Cortana ou Google Now, déchiffrement d’images, contraires aux conditions d’utilisation de Facebook ou encore repérage des numéros de rues sur Google Maps et bientôt voitures autonomes… autant d’applicatifs réalisables grâce à la puissance des machines et au nombre gigantesque de données (Big Data) désormais disponibles. Pour les Gafa (Google, Amazon, Facebook, Apple), l’enjeu du deep learning est de créer de futurs applicatifs et des produits autonomes, capables par exemple d’apprendre seuls. Pour mesurer l’incroyable potentiel de ces nouvelles technologiques numériques, Google réalisa en 2012 une expérience inédite d’identification par une machine du vocable « chat » uniquement à travers l’analyse de millions d’images et textes relatifs à cet animal. Sans la moindre aide humaine, la machine y parvint.
Jusqu’où iront les machines ?
Demain, toutes ces nouvelles formes d’intelligences artificielles feront partie de notre quotidien. Elles déchargeront les hommes des tâches les plus ingrates – détruisant au passage des millions d’emplois – vivront avec et autour de nous, jusqu’à gérer l’essentiel de nos vies privées et professionnelles, seront capables de réfléchir et de prendre des décisions et, pourquoi pas, de disserter sur le sens de la vie sans que les réponses ne leur soient dictées par des humains. Science-fiction ? Pas tout à fait. Des ingénieurs de Google ont dévoilé au mois de juin une intelligence artificielle capable de répondre à de multiples questions dont : « Quel est le but de la vie ? » La réponse de la machine fut : « Être au service du plus grand bien».
Si nous sommes encore loin du film Matrix où une machine centrale contrôle les humains qui s’imaginent libres alors qu’ils sont en réalité des automates mus par elle, ce scénario de science-fiction prolonge l’idée que nous sommes menacés par les techniques que nous croyons maîtriser et qui risquent, au final, de nous déposséder de nos libertés. Avec Internet, nous sommes déjà dans l’ère d’un système neurocérébral artificiel étendant son emprise sur toute la planète.
Faisons le pari, avec Joël de Rosnay, qu’il faut aimer le futur pour le comprendre. Mais sur ce sujet d’intelligence artificielle, compréhension doit plus que jamais rimer avec précaution car, avouons-le, l’IA et autres deep learning sont les continents émergés d’une nouvelle terra incognita, comprenant « l’imprévu » que le poète russe Andreï Voznessenski résuma par cette formule : « Tu cherches l’Inde, tu trouves l’Amérique ». On cherchera ce qu’on voudra et on trouvera ce qu’on ne cherchait pas.
Philippe BOYER (@Boyer_Ph) est l’auteur du livre : Ville connectée = vies transformées – Notre prochaine utopie ? Éditions Kawa.