Plus que tout autre secteur, l’industrie touristique participe à la marchandisation du monde par l’appropriation de ressources publiques et la mise en vente de ses « produits » matériels et immatériels, puisés dans les cadres naturels et socioculturels dans lesquels elle opère. Le Pérou, qui possède un patrimoine inestimable, n’échappe pas à cette logique.
A la fin du mois de septembre, le gouvernement péruvien, en publiant le décret n°1198 qui modifie la Loi Générale du Patrimoine Culturel de la Nation, a montré son désir de confier la gestion du patrimoine culturel à des entreprises privées. Ce décret permet au secteur privé d’administrer des sites archéologiques par le biais d’accords signés avec l’Etat. Les concessions seront accordées suite à des appels d’offre et pourront durer dix ans. Les gérants devront non seulement conserver le patrimoine, mais aussi promouvoir son accès à tous. Il faut signaler que les sites inscrits au patrimoine mondial de l’UNESCO, comme le Machu Picchu ou le site archéologique de Chavín, ne sont pas concernés par une telle mesure.
De fortes oppositions venues de la région de Cusco
Face à un tel décret, les réactions ne se sont pas fait attendre, notamment depuis la région de Cusco. Le gouverneur Edwin Licona ainsi que la municipalité de Cusco se sont clairement montrés hostiles au projet. Les Cusquéniens se sont mobilisés en masse pour que ce décret soit abrogé par le Congrès du Pérou. A cet effet, ils ont approuvé une grève régionale les 21 et 22 octobre derniers, en convoquant une marche de protestation, qui a réuni plus de vingt mille participants, et en bloquant les accès à la ville. Cusco fut ainsi entièrement paralysé. Par mesure de sécurité, l’entreprise Perurail a même suspendu les trains en direction du Machu Picchu, laissant alors 2000 touristes dans l’impossibilité de se rendre sur le site archéologique.
Le peuple de Cusco a démontré son fort attachement à la protection et la conservation de son identité culturelle. Andres, impliqué dans la mobilisation et appartenant à la Fédération départementale des Travailleurs de Cusco, affirme : « Si l’on concède les complexes archéologiques à une entreprise, il est évident qu’elle va vouloir construire des hôtels ou d’autres services au sein-même de ces sites ». Il ajoute : « Le patrimoine national doit appartenir à l’ensemble de la société et les coûts associés à celui-ci doivent être subventionnés par le gouvernement. » Pour beaucoup, le décret va à l’encontre de l’identité culturelle du pays, qui a vu naître la civilisation Caral il y a 5000 ans.
Un décret finalement rejeté par le Congrès
Suite à la mobilisation, le Congrès péruvien a largement approuvé une proposition de loi portant sur l’annulation du décret du Gouvernement, mais Ollanta Humala, le président du Pérou, a rejeté cette proposition en insistant sur la validité et la constitutionnalité du décret. La ministre de la Culture, Diana Álvarez-Calderón, a tenté de rassurer les Péruviens en déclarant que le décret ne prétendait pas privatiser le patrimoine archéologique du pays, mais qu’il représentait un mécanisme de gestion et de mise en valeur du patrimoine culturel.
Néanmoins, le 26 novembre, le Congrès a présenté de nouveaux motifs de dérogation et a pris la décision, quasi-unanime, de rejeter le décret. Ceci scelle toutes les chances du décret de voir le jour, mais sûrement pour peu de temps : l’Etat péruvien tente régulièrement de marchandiser son patrimoine, comme ce fût le cas en 2008.
Durant la présidence d’Alan García, le gouvernement avait déjà tenté de faire passer une loi, prévoyant que le patrimoine culturel et les biens immobiliers de la ville puissent être exploités en tant qu’hôtels, restaurants, boutiques de souvenirs et d’artisanat, et ce, par des intérêts privés (dont étrangers) via l’octroi de concessions, renouvelables, d’une durée pouvant aller jusqu’à 30 ans. Suite à une importante vague d’opposition, la loi avait été finalement annulée.
Le patrimoine culturel soumis à l’impératif du profit
Sept années plus tard, la question de la privatisation et de la marchandisation du patrimoine culturel et historique péruvien est toujours autant d’actualité. Le patrimoine péruvien est d’une grande richesse, et ses sites archéologiques ont souvent un caractère monumental. L’aménagement et la gestion de ces vestiges culturels des civilisations pré-inca et inca, ainsi que leur conservation et leur protection, sont très délicats et complexes à mettre en œuvre. Il existe presque 20 000 sites archéologiques dans tout le pays. Ceci étant le calcul officiel: il existerait en réalité près de 100 000 sites. L’Etat péruvien est incapable de mettre en place une politique culturelle de préservation d’un tel patrimoine. De nombreux sites sont donc à l’abandon, transformés en terrain de jeux par les enfants. Pour autant, il ne faudrait pas croire que la privatisation soit la solution. Les décisions sur le sort de ces biens ne doivent en aucune façon être accaparées par un petit groupe privé, dont la motivation principale est basée sur le gain financier.
L’Etat péruvien soumet déjà son patrimoine culturel et naturel à l’impératif du profit : des sites comme le Machu Picchu, le lac Titicaca ou le Canyon du Colca donnent l’impression, à tout moment de l’année, de faire partie d’une grande machine touristique. Le tourisme rapporte beaucoup au Pérou (3ème source de revenus après la pêche et l’industrie minière) et l’Etat n’hésite pas à surfer sur la vague. Il souhaite d’ailleurs recevoir encore plus de visiteurs et se lance dans de nombreux projets controversés, comme le nouvel aéroport de Cusco, qui sera construit dans la vallée sacrée, au pied du site archéologique de Chinchero. L’argent du tourisme au Pérou ne profite qu’à une petite partie de la société et la distribution des richesses est très déséquilibrée : la privatisation du patrimoine culturel ne ferait qu’aggraver la situation.
« On privatise tout, on privatise la mer et le ciel,
On privatise l’eau et l’air, on privatise la justice et la loi,
On privatise le nuage qui passe,
On privatise le rêve, surtout s’il est diurne
Et qu’on le rêve les yeux ouverts.
Et finalement, pour couronner le tout et en finir avec tant de privatisations
On privatise les Etats, et on les livre une fois pour toutes
A la voracité des entreprises privées,
Vainqueurs de l’appel d’offre international
Voilà où se trouve désormais le salut du monde…
Poème « On privatise tout » de José Saramago, prix Nobel de Littérature 1998, dans Les Cahiers de Lanzarote