La capture, après sa deuxième évasion en juillet 2015 d’une prison de haute sécurité, du parrain « El Chapo » trahi par sa passion pour une célèbre actrice de telenovelas constitue indéniablement une victoire à inscrire à l’actif du président mexicain.
Le tout-puissant chef du cartel de Sinaloa, Joaquín El Chapo Guzmán Loera, a enfin été arrêté, le 8 janvier 2016, sur ses terres de Los Mochis, à l’issue d’une longue traque, rocambolesque et incertaine. Le président mexicain Enrique Peña Nieto ne peut que s’en féliciter. La cavale du parrain était une gifle magistrale non seulement pour le Président, qui, depuis son arrivée au pouvoir en 2012, a fait de la sécurité et de la traque des narcos sa première priorité, mais aussi, plus largement, pour le système et la stratégie sécuritaires et pénitentiaires hérités du sexennat de Felipe Calderón (2006-2012) et maintenus dans leurs grandes lignes : engagement massif de l’armée dans la lutte contre les narcos (jusqu’à 50 000 hommes en 2012), traque et neutralisation des principaux parrains, réforme du système judiciaire pour remédier au sentiment d’impunité prévalant depuis des décennies, restauration de l’État de droit, mais aussi assainissement, épuration et renforcement des forces de l’ordre fédérales, régionales et municipales, souvent corrompues et infiltrées à tous les niveaux par les cartels de la drogue qui se partagent le pays.
Car c’est une véritable guerre que se livrent au Mexique, depuis 2006, l’État fédéral mexicain et les cartels de la drogue, les « narcos ». En dix ans, entre 2006 et 2016, elle a causé près de 140 000 morts et 30 000 disparitions.
Rétablir l’État de droit, mission impossible ?
Fluctuant en fonction des avancées ou reculs de la répression, le nombre des cartels serait aujourd’hui de neuf. Ces cartels majeurs regroupent une centaine de milliers de « combattants », vivant non seulement du trafic de drogues (essentiellement la cocaïne en provenance de Colombie et de l’Amérique andine) à destination des États-Unis, mais aussi des extorsions et kidnappings, voire du trafic d’êtres humains entre l’Amérique centrale et les États-Unis.
Dès le milieu des années 1990, ces cartels mexicains ont pris la main sur les colombiens, affaiblis par les coups de boutoir des autorités locales, activement soutenues à partir de 2000 par les États-Unis dans le cadre du Plan Colombie. Parmi eux, le cartel du Sinaloa (État du Nord-Ouest mexicain de 60 000 km2), tenu jusque-là d’une main de fer par El Chapo Guzmán, reste le plus important. Il contrôle non seulement la majorité du transit de cocaïne vers les États-Unis, mais aussi l’essentiel de la production de pavot, de marihuana et de métamphétamine (notamment dans ce qu’on appelle le Triangle d’or), qui viennent alimenter le marché des drogues illicites nord-américain, le plus boulimique au monde.
On estime que sur un chiffre d’affaires annuel d’environ 10 milliards de dollars pour l’ensemble des narcos, le cartel de Sinaloa s’adjuge, à lui seul, plus de 3 milliards de dollars chaque année. Une partie importante en est réinvestie dans le secteur social local, assurant ainsi la pérennité et l’acceptabilité des narcos locaux auprès des populations.
À ce seul égard, les techniques de contrôle des territoires aux mains des narcos ne sont pas sans rappeler (voire inspirer) celles de Daesh dans ses territoires conquis, en Irak et en Syrie (dont le trafic de drogues, provenant en partie d’Amérique latine, est du reste un élément non négligeable). Mais, depuis l’intervention massive des forces armées mexicaines, décidée en 2006 par Felipe Calderón, on constate une tendance nette à la fragmentation, voire à l’atomisation de certains des cartels, au prix de règlements de comptes sanglants entre bandes et chefs rivaux.
Et, alors que, dans les années 2000, la criminalité avait atteint des proportions insoutenables dans le Nord du pays jouxtant les États-Unis (villes-frontières de Tijuana et Ciudad Juarez, États de Sinaloa, Chihuahua et Tamaulipas), elle infecte aujourd’hui gravement aussi plusieurs États du centre et du Sud (Michoacán, fief du précédent président Calderón, Guerrero, Jalisco, Veracruz), où la présence fédérale est traditionnellement moindre que dans ceux du Nord. Dans ces États, le manque de présence solide de l’État fédéral a conduit à l’émergence, à partir de 2012, de milices armées et de groupes d’autodéfense antinarcos, dont certains sont devenus entretemps des adversaires directs des narcos, voire parfois leurs compétiteurs. Aussi, la tâche que s’est assignée le président Peña Nieto de rétablir l’État de droit dans le pays avant la fin de son mandat (en 2018) reste donc très ambitieuse, sinon hors de portée.
Un contexte peu favorable malgré la détermination
Or, la reprise du baron de la drogue, encourageante pour les autorités, intervient dans un climat politique interne déjà très dégradé. À deux ans et demi de la prochaine élection présidentielle (juillet 2018), Enrique Peña Nieto peut certes s’enorgueillir d’avoir engagé des réformes structurelles significatives au plan économique et social (notamment : privatisation partielle de la société d’État pétrolière Pemex et réforme du système d’éducation nationale) ; mais leurs retombées positives tardent à se manifester aux yeux de la population, d’autant que la baisse du prix du pétrole, dont le Mexique est un grand pays producteur, vient encore ralentir une croissance économique déjà en baisse depuis 2010.
Quant au rétablissement de la sécurité dans le pays, il n’est pas au rendez-vous. L’assassinat (non éclairci, et par conséquent resté impuni à ce jour), le 26 septembre 2014, de 43 étudiants de l’École normale d’Iguala, a provoqué une chute drastique de la confiance des citoyens dans la capacité de leur Président et de son administration à assurer un exercice normal de la justice dans le pays. Le maintien et le renforcement de l’engagement de l’armée dans la lutte contre les narcos ont eu pour effet une réduction relative de la criminalité, entraînant par ailleurs de multiples violations des droits de l’homme, elles aussi le plus souvent impunies.
C’est dans ce contexte morose que le président mexicain va maintenant devoir gérer la détention encombrante de « El Chapo » Guzmán. Il s’est retrouvé confronté au choix, courant pour ce genre d’affaires au Mexique comme en Colombie : garder le prisonnier sur le sol mexicain pour l’y faire juger et condamner, au risque de le voir une fois de plus s’échapper de sa prison et ridiculiser l’État, ou l’extrader vers les États-Unis (six États américains le réclament pour un procès qui devrait se solder par la prison à perpétuité), et ainsi capituler devant l’opinion mexicaine (d’une sensibilité exacerbée sur ce point) face à cet adversaire hors norme, et avouer ainsi que l’État de droit, au Mexique, reste une utopie éloignée.
Ayant malgré tout déjà opté pour l’extradition du Chapo, Enrique Peña Nieto va devoir en assumer la procédure, lourde et longue (les cas d’extradition précédents ont duré de 2 à 6 ans), et mobiliser à cet effet un système judiciaire et pénitentiaire, dont la fiabilité, du fait de la corruption, est douteuse.
Georges ESTIEVENART,
Chercheur associé à l’Institut prospective et sécurité en Europe (IPSE), Paris.