Il serait présomptueux de vouloir prévoir l’impact de l’arrestation du Chapo et son extradition vers les États-Unis, si elle a lieu assez rapidement, sur l’ensemble de la scène mexicaine du crime organisé.
Deux scenarii possibles semblent cependant se dessiner au sein même du cartel du Sinaloa, devenu orphelin de son parrain tout-puissant depuis les années 1990. Si la surveillance renforcée d’el Chapo dans la prison de haute sécurité El Altiplano (d’où il s’est d’ailleurs échappé en juillet 2015) se maintient et réussit à éviter une nouvelle évasion, des réajustements au sein de l’organisation criminelle en résulteront nécessairement avec des conséquences lourdes à long terme qu’il est possible d’anticiper jusqu’à un certain point. La question de sa succession se posera à plus ou moins brève échéance. C’est aussi en partie de la détermination et de la crédibilité du gouvernement mexicain que dépend l’avenir du premier cartel de la drogue mexicain.
L’irrésistible ascension du cartel du Sinaloa, depuis la fin des années 1980, est étroitement liée à la personne même du « Chapo » et à son opportunisme hors du commun. Né en 1954 (ou 1957) dans le Sinaloa, Joaquín Guzmán devient très tôt une petite main efficace du cartel de Guadalajara, le plus important à l’époque et premier intermédiaire mexicain entre les trafiquants de cocaïne colombiens et les États-Unis. À cette époque, l’acheminement de la drogue colombienne passe encore principalement par les Caraïbes. Mais entre la fin des années 1980 et le début des années 1990, la route mexicaine la supplantera. Le leadership du trafic de cocaïne glissera alors des mains des cartels colombiens (en partie démantelés) dans celles des mexicains, celui de Guadalajara en tête. C’est alors que Guzmán devient l’incontournable bras droit, apprécié pour sa précision, sa fiabilité et son implacabilité envers tout manquement, du parrain du cartel de Guadalajara, Miguel Ángel Félix Gallardo. L’arrestation de ce dernier, en 1989, entraînera le fractionnement, puis l’effacement du cartel de Guadalajara au profit de trois nouveaux groupes criminels : le cartel de Tijuana (contrôlant le corridor stratégique de Tijuana et une partie de la Basse-Californie), le cartel de Juárez (Ciudad Juárez, État du Chihuahua, autre porte d’accès essentielle aux États-Unis), et le celui du Sinaloa (Sinaloa et côte du Pacifique) dirigé par le triumvirat : Ismael Zambada García, Héctor Luis Palma et Joaquín Guzmán, alias El Chapo.
Les années qui suivent sont d’abord marquées par l’aggravation des rivalités entre les cartels du Sinaloa et de Tijuana ; c’est une première guerre des gangs qui éclate pour le contrôle de ce corridor, ponctuée d’embuscades, d’attentats, d’assassinats et de règlements de comptes, forçant El Chapo à mener une vie de fugitif et d’exilé, qui se terminera provisoirement le 9 juin 1993 avec son arrestation par l’armée guatémaltèque à la frontière entre Guatemala et Mexique ; immédiatement extradé, il sera incarcéré, pour la première fois, à la prison de haute sécurité El Altiplano près de Mexico. Mais il n’empêche : pendant toute cette période, y compris celle de sa longue détention, de 1993 à 2001 (une détention dorée soigneusement gérée et pilotée grâce à une corruption tentaculaire et généreuse), son empire du Sinaloa, désormais élargi au corridor de Tijuana, ne fait que se développer, s’étendre et se consolider. À partir de 1995 (année de l’arrestation de Héctor Luis Palma), El Chapo contrôle depuis sa prison le trafic de cocaïne par air, terre et mer, vers les États-Unis et à l’intérieur. Il collabore étroitement avec Ismael Zambada García qui, lui, échappera toujours à la traque des fédéraux mexicains. Au cours de la première détention de Chapo, le cartel du Sinaloa, loin de s’affaiblir, a vu s’accroître son influence, grâce à la bonne entente jamais démentie de ses deux chefs.
La guerre contre les narcos déclenchée en 2006 par le président Felipe Calderón a relativement épargné le cartel du Sinaloa, qui en a profité pour détrôner celui de Juárez, deuxième couloir d’accès majeur au marché de la drogues des États-Unis, et se substituer à lui. Certains suggèrent même que Guzmán aurait collaboré durant cette période avec la DEA et le gouvernement mexicain pour affaiblir ses adversaires et mettre la main sur leurs territoires, voire se débarrasser en interne de lieutenants encombrants (élimination des frères Beltrán Leyva entre 2005 et 2008). Cela déclencha en retour, notamment après l’assassinat à Culiacán (capitale du Sinaloa), le 8 mai 2005, du propre fils d’El Chapo Édgar Guzmán López, une nouvelle vague de violences et de représailles entre le cartel du Sinaloa, désormais présent dans 17 des 32 États fédérés mexicains, et des organisations criminelles en crise sous la férule de Felipe Calderón dans l’Est et le Sud-Ouest du pays. Finalement, les États-Unis en viennent à considérer Joaquín Guzmán comme le plus grand parrain de la drogue de tous les temps, au-dessus même du Colombien Pablo Escobar, dont ils avaient fini par avoir la peau en 1993. En 2013, la commission sur le crime de Chicago le désignera comme « ennemi public numéro 1 », honneur qui n’avait plus été concédé à personne depuis Al Capone, en 1930.
Pendant toutes ces années, de 2001 à 2014, le Chapo en cavale parvenait à se jouer de la chasse à l’homme lancée par les autorités fédérales mexicaines et à façonner sa stature quasi mythique de Robin des bois de la drogue. La plupart du temps immergé dans le Triangle d’or, aux confins des États du Sinaloa, de Durango et du Chihuahua, il échappait à toutes les tentatives de capture et développait dans le même temps la capacité de cette région montagneuse et inaccessible (Sierra Madre) à produire drogues synthétiques (métamphétamine) et héroïne (pavot) pour un marché nord-américain toujours plus avide de ces substances. Et ce, jusqu’au 22 février 2014, où il tomba assez stupidement dans les filets des marines mexicains à Mazatlán, alors qu’il séjournait dans un hôtel de cette station balnéaire et touristique de la côte Pacifique du Sinaloa. Cette prise valut au président Peña Nieto une bordée de félicitations des États-Unis, de la France et de la communauté internationale en lutte contre le trafic de stupéfiants et le crime organisé. Le Chapo était alors réintégré sous le régime du confinement le plus strict dans la prison de haute sécurité El Altiplano. À peine arrivé, il entama, avec la cohorte des avocats et juristes à sa solde, une guerre procédurale contre la justice mexicaine, afin d’éviter ou en tout cas de retarder au maximum son extradition vers les États-Unis. Sa seconde évasion, le 11 juillet 2015, qualifiée par Enrique Peña Nieto d’« affront au gouvernement mexicain », fut à nouveau suivie d’une chasse à l’homme sans précédent, qui allait finalement aboutir le 8 janvier 2016.
Au moment de sa nouvelle incarcération, El Chapo se trouve au zénith de son pouvoir de nuisance. Son cartel a maintenant étendu son influence à 24 des 32 entités fédérées du Mexique. Il est le seul à maîtriser la palette des quatre stupéfiants principaux : la marihuana, la cocaïne, l’héroïne et la métamphétamine. Jusqu’à présent, la détention du Chapo n’a jamais eu pour conséquence l’effacement, même relatif, du cartel par rapport à ses rivaux, ou l’exacerbation de conflits internes, bien au contraire. Deux menaces potentielles seulement paraissent pouvoir contenir des germes de déstabilisation pour le plus puissant cartel mexicain. L’atomisation des autres cartels, encore accentuée par les effets de la répression, pourrait favoriser la montée en puissance de l’un des nouveaux rivaux, notamment dans le centre et l’Ouest du pays. Ainsi le Cartel Jalisco Nueva Generación (CJNG), surgi en 2011 d’une scission du cartel du Sinaloa, s’est-il hissé en très peu de temps à la hauteur du cartel du Chapo dans au moins 9 États mexicains : Jalisco, Nayarit et Colima, mais aussi Michoacán, Veracruz, Guerrero et Morelos. Nul doute que dans le cas d’une extradition rapide d’El Chapo vers les États-Unis (ce qui reste cependant peu probable), le cartel CJNG et son leader Nemesio Oseguera, alias « El Mencho », pourraient en venir à contester sérieusement le leadership du cartel de Sinaloa, risquant d’entraîner ainsi une nouvelle guerre des gangs pour la suprématie en terres mexicaines.
Mais un autre danger tapi au sein même de l’organisation menacerait, surtout en cas d’extradition rapide, de surgir. Sa longévité (plus de 25 ans), est due pour une bonne part à sa gestion prudente et discrète par l’homme de l’ombre, Ismael « El Mayo » Zambada, qui a toujours soigneusement évité les attaques frontales contre l’État mexicain, préférant se concentrer en bon père de famille sur les affaires et le « core business » de la drogue. Cette position pourrait être remise en cause par les propres héritiers du Chapo, Ivan et Alfredo (nés respectivement en 1983 et 1986), qui ont bruyamment démontré ces derniers temps leur fâcheuse propension à l’ostentation, à la dilapidation des ressources du cartel et à l’étalage de leur mode de vie sulfureux dans les réseaux sociaux. Au moment de la recapture de leur père, ils n’ont pas manqué de proférer publiquement de lourdes menaces à l’adresse du président mexicain. L’échec ou le succès de la stratégie antinarcos de ce dernier seront donc largement tributaires de l’équilibre qui s’établira au cours des prochains mois entre ces forces contradictoires à la tête du cartel du Sinaloa.
Georges Estievenart
Chercheur associé à l’Institut prospective et sécurité en Europe (IPSE), Paris.
Pour aller plus loin : https://www.opinion-internationale.com/2016/01/27/la-capture-del-chapo-une-victoire-sans-gloire-pour-le-president-mexicain_40097.html