Que d’émotion autour du « i » qu’ont perdu nos oignons ! Et les maîtresses privées de leur accent circonflexe suscitent toutes les compassions. Je regrette moi aussi ces petites fioritures et coups d’œil au passé. Mais il y a plus grave.
La mode, qui entraîne tout dans son sillon le temps d’une saison. Cette uniformité qui marque les époques pour mieux les distinguer. Ce phénomène qui par nature ne touche que la forme s’est attaqué au sens et le met en danger.
On pourrait commencer par la tendance contemporaine à la surenchère verbale et l’excès de superlatifs. Combien ces dernières années ont-elles vu de films « sublimes », « géniaux », de « chefs d’œuvre », oubliés aussitôt que disparus de l’affiche ? Combien de fois Woody Allen a-t-il « atteint le sommet de son art » ? Pour ne citer que lui. Et ce n’est qu’un symptôme anodin de ce mal.
En effet, l’on galvaude aussi des mots remplis d’histoire juste pour le plaisir de s’entendre parler à défaut de penser. Ou parce qu’il faut marquer les esprits à tout prix. La culture du slogan est aussi celle du raccourci. À rendre commun des noms propres, on les dépouille de leur sens. Ainsi des génocides, des rafles, de l’apartheid… Comme si massacre, expulsion et discrimination n’étaient pas assez forts. L’apartheid, par exemple, raconte une réalité : la politique « du développement séparé des races ». Des années d’oppression : bus, écoles, syndicats, droits, réservés à certains. Relations interdites. Restrictions de circulation. Aussi, employer ce terme comme simple synonyme de discrimination en émousse le concept, usurpant la douleur de ses nombreuses victimes.
Puis, il y a ces mots encore inusités, voire inconnus au bataillon, dans un passé encore récent, que l’on entend aujourd’hui à longueur de journée. Nul jour ne passe sans que ne sonne le glas de l’amalgame, le refrain du clivage et autres stigmatisations. Si ces néologismes traduisaient une évolution de la pensée et des pratiques, on ne pourrait que les saluer. C’est loin d’être le cas.
Des hiérarchies mal placées
Comment ne pas faire d’amalgame, lorsque l’on classe les hommes et femmes selon des catégories qui en sous-texte nous dictent plus ou moins d’indulgence et plus ou moins de compassion. Migrants, colons, soldats, civils… Mise en avant leur « condition » agit sur les esprits en tant que circonstance atténuante ou aggravante –– instaurant une hiérarchie entre coupables, entre victimes. C’est ainsi que des femmes allemandes, s’affirmant libérées, alors que surtout bien-pensantes, lancent fièrement le slogan « will trade racists for rapists ». En proposant d’échanger « racistes contre violeurs », elles font d’une pierre deux coups.
Le premier est pour les migrants, je devrais dire plutôt contre eux. Ces personnes qui ont fui la guerre, ses viols et autres cruautés, ne sont certainement pas solidaires de ces petites frappes qui se sont glissées parmi eux. Ils appellent, sans doute plus que tous, la punition sur les coupables. Car c’est le seul moyen de protéger les innocents. L’attitude de ces jeunes allemandes est un affront pour eux.
Le second coup est pour les femmes. Toutes les femmes. En particulier celles qui hier se sont battues pour que le viol soit reconnu et puni comme un crime. Celles qui en ont subi. Et celles qui en subiront peut-être à cause de ce slogan. Ce slogan qui balance pas mal, qui rime, mais ne rime à rien, qui banalise le viol, relativise sa gravité. Car ces agressions sexuelles qu’elles dénonceraient à grands cris si elles étaient le fait de fascistes ou simplement d’Allemands, elles en nient la réalité, ignorant les victimes. À moins que, pire, elles les excusent, violant ces femmes une seconde fois.