Aung San Suu Kyi et la Ligue nationale pour la démocratie viennent peut-être de remporter les élections, mais les nouveaux parlementaires ne sont pas près de contrôler les zones d’ombre de l’économie birmane. L’une d’elles est la culture de l’opium.
La Birmanie est dans le monde le deuxième producteur d’opium, après l’Afghanistan, et même si sa production s’est stabilisée ces deux dernières années, elle reste élevée. D’après l’UNODC (Office des Nations unies contre la drogue et le crime), la production est passée, entre 2006 et 2015, de 21 000 à 55 500 hectares. L’organisme onusien a lancé il y a un an un projet de culture de substitution : le café.
90 % de la production provient de l’État Shan, le plus grand du pays, qui partagent des frontières avec la Chine, le Laos et la Thaïlande. Et c’est pour cette raison que l’UNODC a choisi de mener son projet au cœur de cette région, dans le massif du Mei Nei, dont les flancs sont couverts de pavot. « Dans cette zone, l’opium n’est même pas une production traditionnelle, explique Jochen Wiese, directeur technique du bureau de l’UNODC de l’État Shan. Mais dans les années 2000, une campagne d’éradication radicale a été menée dans la région Wa, à la frontière chinoise. Les trafiquants de drogue se sont alors redirigés plus à l’intérieur du pays. »
L’État Shan est une région très montagneuse où l’agriculture est difficile. Les paysans s’en sortaient autrefois en cultivant le tha na phet, une plante dont les larges feuilles séchées servent à confectionner le cheroot, traditionnel cigare birman. « Mais cette économie, devenue instable, les paysans ont dû se tourner vers autre chose… » complète Jochen Wiese.
Dans les régions reculées, comme le massif du Mei Nei, il n’y a même pas de routes. Transporter des denrées pour les vendre au marché local est impossible. Les trafiquants de drogue, eux, se déplacent à domicile. Pour survivre, les paysans se sont donc réorientés vers l’opium, qui en 2013 s’écoulait à plus de 500 dollars le kilo.
Depuis, le cours de l’opium a beaucoup baissé, et aujourd’hui les paysans peinent à le vendre à plus de 300 dollars le kilo. « C’est une culture qui demande beaucoup de main d’œuvre et une surveillance constante. Les paysans birmans doivent investir plusieurs milliers de dollars par an. Ils ne sont même pas sûrs que quelqu’un viendra récupérer la marchandise à la fin », explique U Tin Maung Myint, coordinateur du projet café/opium pour l’UNODC.
Cette culture n’est pas viable à long terme. L’opium pouvant pousser sur des pentes très raides, les paysans pour le planter arrachent tous les arbres et, pendant la saison des pluies, plus rien ne retenant la terre, les glissements de terrain sont inévitables. Il y a aussi les pesticides. « Ils ont tellement peur de perdre leur plantation qu’ils en mettent beaucoup », commente Jochen Wiese, ajoutant que le café, lui, sera bio.
De plus, cultiver l’opium étant illégal, à tout moment, l’armée peut venir détruire les champs, même si la police et les milices locales prélèvent une taxe sur sa production. Une fois leurs champs brûlés et leurs économies envolées, les paysans deviennent une proie facile pour le trafic d’êtres humains.
Dans l’État de Kachin, deuxième zone de production d’opium, au nord du pays, la population est majoritairement baptiste. Cette Église y est si puissante qu’elle dispose de sa propre milice, le Pa Ja San, qui passe à tabac les drogués et brûle les champs des agriculteurs sans apporter par ailleurs de solution de substitution. La semaine dernière, les paysans désespérés se sont défendus, et un jeune milicien a été tué.
Pour éviter ces situations extrêmes, l’UNODC tente, dans l’État de Shan, de remplacer le pavot à opium par le café. Les Birmans en boivent peu mais la consommation chinoise et thaïe est en pleine expansion, sans compter les besoins de l’Occident. « Nous voulons produire un café de très grande qualité, bio, uniquement pour l’exportation, particulièrement vers l’Europe », ajoute U Tin Maung Myint.
Un projet quasi-identique, chapeauté aussi par Jochen Wiese, pour les cultivateurs de coca du Pérou, a déjà fait ses preuves. « En Birmanie, les paysans se sont montrés enthousiastes. Dubitatifs, mais enthousiastes, ils cultivent l’opium parce qu’ils n’ont pas le choix mais préféreraient cultiver autre chose », ajoute U Tin Maung Myint. « Pour le moment, on ne sait pas ce que ça va donner, les caféiers sont minuscules !, lance une paysanne, provoquant l’hilarité des autres villageois. Mais ils demandent peu d’entretien et ça nous libère déjà beaucoup de temps. »
Il faut trois ans pour qu’un caféier arrive à maturité. Mais l’UNODC a tout prévu. En attendant, les paysans cultivent bananes et haricots. Un peu de bétail a été fourni à certains villages. Tout pour se débarrasser de l’opium, immédiatement. L’UNODC a même construit des routes. La première coopérative des producteurs de café de Birmanie a été créée l’été dernier. Il est prévu qu’ensuite l’agence onusienne se retire du projet petit à petit. Si tout se passe bien, les paysans shans enverront, d’ici deux ans et demi, leur premier container de café vers l’Occident.
Carole Oudot et Matthieu Baudey