L’un des neufs juges de la Cour suprême des États-Unis, Antonin Scalia, vient de mourir à l’âge de soixante-dix-neuf ans, et c’est ainsi que disparaît un pilier de la ligne « socialement conservatrice ».
Il était devenu une icône de la droite judiciaire aux yeux des conservateurs américains, et des Républicains en particulier. Cette popularité, et l’intérêt que le choix d’un juge suscite, est révélatrice de l’importance énorme du troisième pouvoir constitutionnel : le judiciaire. Les Républicains sont déjà vent debout contre toute nomination d’un nouveau juge par le président Obama, qui a pourtant onze mois de mandat à écluser.
Ainsi, l’on sait déjà que le remplacement du juge Scalia constituera un psychodrame national. La Cour suprême, composée d’un chef et huit adjoints, est encore plutôt conservatrice, mais elle pourrait facilement basculer vers une majorité progressiste.
Toutes les décisions majeures de la Cour suprême, particulièrement depuis les années 1950, sont devenues des jalons dans l’évolution sociale et politique américaine. Cette évolution s’est orientée longtemps vers des positions plus progressistes, plus humanistes, plus égalitaires et socialement justes. Les progrès en matière de droits des Noirs, des femmes, particulièrement l’avortement, des prisonniers, de peine de mort, le mariage gay découlent de cela.
Généralement les décisions de la Cour ont une allure idéologique : qui imagine une cour française, de Cassation ou même le Conseil constitutionnel, interpréter des statuts vieux de deux siècles à l’aune des conditions sociales de l’époque actuelle ? Les Américains le font… enfin, tous sauf Scalia. Pour lui, la Constitution ne pouvait pas bouger, ne devait pas être adaptée, et en aucun cas ne devait être contournée par des arguties orientées. Ainsi, pour Scalia, les lois condamnant le mariage gay, et même l’homosexualité comme telle, n’étaient pas anticonstitutionnelles en soi. Le législateur peut très bien s’égarer sur le terrain de la moralité, sans que cela ne constitue une discrimination ou un abus de pouvoir.
L’importance des décisions de la Cour ne peut pas être exagérée : lorsque la Cour suprême a statué sur le caractère discriminatoire des lois restreignant le droit aux personnes de même sexe de se marier, il y a deux ans, Scalia fulminait. Lorsque l’abolition de certaines prières publiques a été entérinée par la Cour, il fulminait de nouveau. En fait, le juge Scalia a passé sa vie comme voix minoritaire dans une cour dont les membres, conservateurs eux-mêmes, ont lentement dérivé vers une modération presque libérale. Il demeura le réactionnaire forcené. Non seulement il rédigea soigneusement ses opinions judiciaires dissidentes, ce qui est la pratique de la Cour, mais aussi il donna des interviews et envoya des lettres ouvertes à la presse pour fustiger la majorité !
Il ne fut pas un conservateur directement sorti du moule protestant classique : fils d’un immigré sicilien et d’une mère italo-américaine, il resta catholique traditionnaliste toute sa vie. Son lien à la Constitution était idéologique, plus que familial ou culturel comme c’est souvent le cas chez les juges. Il représente ce ralliement très fort des fils d’immigrés d’avant-guerre aux institutions américaines, avec cette attitude socialement réactionnaire et sûre d’elle parce qu’ils n’entretiennent aucune culpabilité relative au passé américain. Ce passé est lourd : après tout, la Cour suprême n’avait-elle pas, au début du xxe siècle, validé la légalité de la ségrégation raciale ? Si certains juges ont cherché à rectifier le tir — bien avant l’arrivée de Scalia —, lui ne pensait jamais en ces termes d’équilibre historique.
Aujourd’hui, la question du remplacement est donc devenue politiquement brûlante, car si la nomination des juges appartient au président des États-Unis le Sénat doit l’approuver. Or déjà le chef de la majorité républicaine au Sénat refuse de confirmer le choix présidentiel quel qu’il soit alors que Barack Obama promet pour sa part d’en nommer un sans tarder par devoir constitutionnel. Venant d’un professeur de droit constitutionnel, le défi est fort. Chaque parti prétend que la tradition américaine lui donne raison. Mais le risque est évident : Obama nommerait un progressiste, et le Sénat le bloquerait par principe.
Si le choix d’Obama passait, la voix « conservatrice » à la Scalia serait éteinte. Le futur président, éventuellement républicain, ne pourrait aller au bout de ses projets législatifs sur les questions d’avortement et de droits des minorités. En cette année électorale, les sénateurs républicains hurlent à la faute, et les démocrates se cramponnent derrière Barack Obama. Tempête dans une tasse de thé judiciaire, qui débouche sur une ambiance délétère.