En quelques heures, ses congénères se sont approprié son histoire. Le lendemain, c’étaient les professeurs, journalistes, médias, qui se saisissaient de son cas : Kanhaiya Kumar, leader d’un syndicat étudiant de la Jawarhal Nehru University (JNU), université prestigieuse de Delhi, a été arrêté pour « sédition » le 12 février 2016.
« Nous voulons un débat sur la violence. Quel sang veulent-ils donc verser ? »
Tout commence le mardi 9 février, avec la commémoration du troisième anniversaire de l’exécution, tenue alors secrète, de Mohammed Afzal Guru. Jugé responsable des attentats contre le Parlement qui avaient fait quatorze morts le 13 décembre 2001, Guru était également connu pour être un séparatiste cachemiri. Sa mort avait laissé de nombreuses interrogations, nourries par un rendu de sentence trop hâtif pour être incontestable. Le 9 février donc, Kumar organise un rassemblement, au sein de son université connue pour ses tendances à gauche et les nombreux engagements politiques qui y sont nés. Son discours rappelle l’héritage d’Ambedkar, rédacteur de la Constitution, et clame le refus des castes, de l’islamophobie, de la peine de mort. Il épingle les syndicats affiliés au BJP, parti du gouvernement, qualifiés d’« idéologues », et évoque un « fascisme rampant ». Enfiévrée par les débats sur la montée d’une intolérance complice du gouvernement, l’Inde est coutumière de vagues de ces vagues d’interpellations, relancées récemment par le suicide de Rohit Vemula, Intouchable. Kumar appelle à un débat sur la « violence » induite par les slogans, contre les femmes, les dalits ou les tribues : « Quand nous parlons d’égalité des droits pour les femmes, ils nous accusent de détruire la culture indienne […]. Ce sont des larbins du colonialisme. Je les défie de porter plainte pour diffamation contre moi. J’affirme que l’histoire du RSS1 est aux côtés des Anglais. Aujourd’hui, ces traîtres distribuent des certificats de nationalisme. » Le discours de Kumar est inquiet, emphatique, peut être légèrement excessif dans certaines de ses affirmations. Mais il n’y a ni incitation à un quelconque séparatisme cachemiri ni insulte à la nation indienne. C’est pourtant sous ce prétexte que les autorités l’arrêtent, trois jours plus tard.
« Si quiconque remet en question l’unité et l’intégrité de l’Inde, il ne sera pas épargné »
Le ministre de l’Intérieur Rajnath Singh a prononcé cette phrase le samedi 13 février. Il fait également référence à un Tweet qui prouverait que la manifestation était soutenue par Hafid Saeed, leader d’un groupe terroriste pakistanais. Le Tweet est faux, et Saeed se défend de tout soutien. Le lendemain déjà commencent les manifestations contre la garde à vue de Kumar, prolongée de deux jours. L’arrestation d’un professeur de l’université, Syed Abdul Rehman Geelani, donne de l’ampleur au mouvement. Le professeur est pour sa part accusé d’avoir organisé dans la capitale une action au cours de laquelle des slogans « anti-indiens » auraient été entendus.
L’arrestation de Kumar se fonde légalement sur l’article 124-A du Code pénal. Cet article, qui date de 1860, est un héritage direct de l’époque coloniale. La peine encourue pour les coupables de « sédition », c’est de cela qu’il est question, est la prison à perpétuité. Pourtant, la jurisprudence de la Cour suprême, établissant par une décision de 1975 que seule une incitation directe à la violence peut motiver une telle condamnation, pourrait bien rendre difficile la condamnation de Kumar. Le recours à cet article, considéré comme un héritage colonial, incompatible avec une démocratie libérale, est au cœur des protestations.
La colère monte d’un cran le lundi 15 lorsqu’au cours de l’audience de Kumar au tribunal ses avocats et journalistes sont violemment agressés sous l’œil médusé des caméras. Un boycott des cours, rejoint le mardi 16 par les professeurs, a été engagé. Les manifestations prennent de l’ampleur et les réseaux sociaux se saisissent de l’affaire. Dans d’autres États, les universités rejoignent le mouvement de contestation. Les protestataires exigent la libération immédiate de Kuma et l’arrêt de la procédure engagée. D’autre part, la contre-attaque s’organise : la droite nationaliste, réclamant la pendaison des « traîtres », manifeste devant JNU.
Fier nationalisme ou angélisme mortifère ?
Si les manifestations s’enchaînent et voient les deux camps – pro ou anti-Kumar – s’affronter avec une telle virulence, c’est parce que cette affaire convoque des thèmes essentiels du débat public indien. La mémoire de la lutte pour l’indépendance est encore vive, et la relation à l’Inde fusionnelle. Surnommée « Mother India », présente sur toutes les dimensions de la vie quotidienne – pas un magasin sans ses couleurs, pas un bus sans son drapeau ou le slogan « India is great, love your country » – la nation est adulée, au point pour certains de ne souffrir aucune contestation. Là est précisément ce que lui reprochent les détracteurs de Kumar : « Cessez de critiquer votre pays, aimez-le », « Comment pouvez-vous critiquer Mother India, quand vous vivez dans ce pays ? » peut-on lire sur Facebook. Quand les fondamentalistes hindous accusent JNU de vouloir prendre le contrôle du système éducatif, la presse – unanime sur cette affaire – accuse le gouvernement de vouloir étouffer toute forme de dissidence. Certains, comme Suhrith Parthasarathy, avocat du barreau de Madras, rapprochent cette arrestation de la suspension de Greenpeace, qualifié « d’anti-développement » et donc « antinational ». Une vision que le site DailyO partage : « Après avoir imposé le silence aux ONG, il est logique que le gouvernement s’en prenne maintenant à la société civile ». Depuis des mois, assassinats et prises de positions d’universitaires ou d’écrivains rythment un débat douloureux, faisant du BJP le metteur en scène d’une intolérance qui se précise.
« Je suis Indien. J’ai foi en la Constitution » a déclaré Kumar lors de son audience au tribunal. Ses avocats, attaqués, ont été placés sous protection. Au nom de la défense d’un patriotisme dont il voudrait imposer une définition, le gouvernement s’est engagé sur un sentier périlleux. Un moment particulièrement mal choisi quand d’importantes réformes économiques l’attendent au Parlement.
1 Rashtriya Swyamsevak Sangh. Organisation fondamentaliste hindoue, liée au BJP