L’approche « agile » est souvent associée aux développements informatiques et techniques. Rédigé et publié en 2001, l’Agile Manifesto en est une des expressions les plus connues. Si nous pouvons remonter jusqu’aux années 1980, voire 1970, pour identifier quelques-uns de ses fondements, comme la construction itérative et le livrable intermédiaire anticipé, certains de ses principes structurants nous viennent tout droit des chaînes de fabrication des usines de voitures Toyota, au Japon, du début des années 1990.
Il ne s’agit pas ici d’évoquer la dimension informatique des méthodes agiles, mais d’insister sur le fait que certains paradigmes de gouvernance de nos sociétés modernes évoluent à grand pas vers ce type d’approche.
Nous observons actuellement, mais pas forcément avec les bonnes grilles de lecture et de décodage, un phénomène aussi important, en exagérant à peine, que l’extinction de masse des dinosaures, surnommée par ailleurs l’extinction K-T (acronyme issu de l’allemand Kreide-Tertiär signifiant Crétacé-Tertiaire, qui marque la fin de cette ère géologique il y a plus de 60 millions d’années).
Depuis l’antiquité, les formes d’organisation du travail et de la production sont pyramidales (top-down). Le sommet de la pyramide décide, oriente, arbitre, tandis que le bas exécute et réalise.
Seulement, depuis quelques années, l’évolution technologique que nous vivons et l’émergence du citoyen connecté font que la base de la pyramide interagit avec une telle rapidité et une telle intensité que des orientations et des décisions peuvent émerger avant même que le sommet de la pyramide n’en soit informé et n’ait le temps de mettre en œuvre ses mécanismes traditionnels (et peut-être bientôt caducs) : décider, orienter, arbitrer.
Les printemps dits arabes et, de façon plus étendue, les révolutions Internet (pour inclure les révolutions de couleur représentées par les cas de l’Ukraine, la Géorgie et du Kirghizistan) ne sont probablement que des illustrations du renversement de la pyramide : le passage du top-down au bottom-up.
Le citoyen connecté est désormais un acteur permanent de ce bouleversement et, surtout, des organismes cibles en construction.
Les principes des approches agiles, qui centrent l’organisation de la production sur la participation engagée et volontariste de l’équipe, voient leur montée en puissance dans le monde d’aujourd’hui au niveau de la réorganisation du monde du travail (émergence du crowdsourcing entre autres), des mutations en cours au sein des multinationales et des grands groupes, des évolutions sociologiques des organisations politiques et des États…
Le débat actuel sur la nouvelle loi du travail n’est sans doute pas un banal débat entre les anciens et les modernes, mais une sorte de négociation in vivo d’un nouvel équilibre entre les héritiers de la pyramide traditionnelle et les défenseurs de la pyramide inversée. L’issue de ce débat sera heureuse si l’on parvient à poser les bases d’une organisation, nécessairement nouvelle, de la société connectée. En revanche, si le virage est mal négocié, l’issue pourrait en être aussi catastrophique que l’extinction K-T avec la disparition des mastodontes de l’économie traditionnelle qui auraient raté leur mise en agilité. Non pas endogènes, les raisons de cet échec tiendraient à ce que la société contextuelle et environnante n’aura pas compris à temps qu’elle doit, pour préserver l’emploi de demain, évoluer elle-même et changer sa vision conservatrice et top-down de l’emploi. Nous nous devons tous d’inventer une agilité humaniste et citoyenne, garante d’efficience et de productivité.
C’est seulement ainsi que nous pourrons revendiquer l’entrée dans une société connectée apaisée.
Omar SEGHROUCHNI
Associé fondateur de StragIS (http://www.stragis.com), travaille depuis plus de vingt ans avec les approches itératives, signataire dès 2004 de l’Agile Manifesto.