Il y a un peu plus de deux ans, le Congrès uruguayen approuvait le projet de loi de « réglementation » du marché du cannabis, soutenu par l’ex-président Jose Mujica dit « Pepe ». Il est important aujourd’hui de tenter un bilan de cette « nouvelle » gestion de la question des narcotiques qui bouleverse l’Amérique latine.
Retour sur les répercussions de cette réforme et sa médiatisation à l’international.
Lutter différemment contre le narcotrafic
Le 23 décembre 2013, l’Uruguay devient le premier pays au monde à autoriser la vente et la production du cannabis. Cette loi va à rebours des politiques de « guerre » contre la drogue telles que traditionnellement menées. Les War on drugs policy, nées sous l’administration Nixon aux États-Unis en 1970 et reproduites en Amérique latine par le président mexicain Felipe Calderón en 2006, ont largement démontré leur inefficacité. Selon la Human Right Watch, plus de soixante mille Mexicains auraient perdu la vie non seulement dans les conflits opposants forces militaires et narcotrafiquants, mais aussi entre trafiquants, conflits dont le but était de s’assurer le contrôle de territoires et circuits de livraison.
Du côté financier, les États-Unis dépenseraient plus de 50 milliards de dollars par an dans ce conflit sans obtenir de réels résultats tant en matière de baisse de la consommation que d’éradication des cartels. Un député uruguayen, Sebastián Sabini, a déclaré en février 2014 qu’à cette date un homicide sur trois dans le pays était lié au commerce de drogues. Eleuterio Fernández Huidobro, ministre de la Défense sous Mujica, a quant à lui dénoncé les politiques prohibitionnistes comme moteur de l’activité narcotrafiquante et de la violence en Amérique latine.
C’est pourquoi, afin d’atténuer les effets pervers de ce commerce qui gangrène de nombreuses régions du monde, des alternatives devaient être trouvées. Sur cette voie qu’il a empruntée fin 2013, l’Uruguay a été suivi par certains États des États-Unis au cours de l’année 2014. La réglementation uruguayenne du marché du cannabis se base sur trois points : l’autorisation et le contrôle de la culture domestique (jusqu’à 6 plants de cannabis par personne), l’institution de clubs de cannabis habilités par le gouvernement (limités à 45 membres et 99 plants) et enfin, la permission accordée aux pharmacies de vendre du cannabis, uniquement aux Uruguayens majeurs, à hauteur de 40 grammes par mois maximum.
Les obstacles liés à son application
Cependant, le processus de légalisation n’est pas aussi rapide que l’espérait le gouvernement. Le 13 juillet 2015, The Guardian a dénombré 420 clubs de cannabis ouverts depuis début 2014 et 3 000 producteurs autonomes. Il est néanmoins important de préciser que ces chiffres ne comptent que les personnes ayant régularisé leur situation. Le nombre de producteurs autonomes « non déclarés » devrait être supérieur puisque certains se refusent à être « enregistrés » par l’État.
Le problème majeur de l’application de cette loi est celui de la vente en pharmacie. Nombre de pharmaciens ont refusé de vendre ce produit pour des raisons d’éthique professionnelle. À cette position, les « pro-légalisation » opposent que les pharmacies commercialisent des produits beaucoup plus nocifs que le cannabis, que dans certains pays d’Europe les pharmacies sont autorisées à vendre du tabac (qui est sous certains angles pire que le cannabis), et que la vente régulée en pharmacie permet d’assurer le contrôle de la distribution du produit (les narcotrafiquants se souciant peu de l’âge de leur client).
Mais qui fournirait les 22 tonnes de cannabis dont les pharmacies ont besoin pour lancer ce commerce ? L’État, organe de contrôle de la vente médicinale du produit, a dû s’allier avec des partenaires privés pour peser sur ce marché. En mai 2015, c’est finalement la compagnie International Goldfields (IGS), spécialisée dans l’exploitation minière, qui signe un accord avec la branche locale de Winter Garden pour obtenir 85 % des intérêts du marché du cannabis médical.
Cependant, dans un documentaire réalisé par Vice, Alicia Castilla, une Argentine résidant en Uruguay, mettait en doute la capacité de l’État uruguayen à rivaliser avec les narcotrafiquants en termes de prix et de qualité. Psychologue de formation, elle ajoute à sa critique de la loi, que cette mesure renforcerait, selon elle, les stigmates portés sur les consommateurs. Son compagnon, Daniel Vidart, anthropologue, écrivain et essayiste uruguayen, s’interroge, lui, sur le destin réservé aux consommateurs enregistrés sur les « listes gouvernementales » si le gouvernement venait à changer de leader et cette loi, à être abandonnée.
Au vu des faits, ce doute paraît justifié car l’investiture de Tabaré Vásquez le 30 novembre 2014 a marqué un tournant dans la mise en place de cette loi. Même si le Président a déclaré vouloir poursuivre la politique de régulation du cannabis durant son mandat, son gouvernement y paraît moins enclin. La position de Tabaré Vásquez sur la question n’est pas un mystère, mais la loi ayant été adoptée par son propre parti, il lui revient de s’assurer de son application même si ses derniers efforts en politique sanitaire ont d’avantage porté sur la question du tabagisme et de l’alcoolisme que sur celle du cannabis. Le chef de l’État uruguayen a d’ailleurs suspendu la vente en pharmacie en mars 2015 afin de permettre la conduite d’études sur les éventuels problèmes liés à cette réforme. Et s’il a annoncé que la vente en pharmacie devrait être relancée en 2016, il faut encore attendre la publication, toujours retardée, des études en questions.
La communauté internationale a les yeux rivés sur l’Uruguay
Dans son rapport annuel de 2015, l’OICS (Organe international de contrôle des stupéfiants) a réitéré sa crainte à propos des nouvelles politiques mises en place par l’Uruguay et annoncé l’envoi d’une mission afin de contrôler les effets de cette mesure. En mai 2015, dans le cadre de la JND (la Junta Nacional de Drogas), un comité scientifique en charge de l’analyse de l’application de la régulation du marché du cannabis a été formé. Il devra informer de manière claire si la voie prise par l’Uruguay est viable ou si des ajustements sont nécessaires afin d’arriver au but fixé, c’est-à-dire à la baisse de la consommation et à l’affaiblissement du narcotrafic. Luis Yarzábal, le président de ce comité, indique dans une interview disponible sur le site du gouvernement uruguayen que le Comité scientifique est confiant et qu’il fera tout pour assurer l’encadrement de cette loi.
Le gouvernement est très attentif à la tournure que prennent les choses car en juin 2015, il a dû se défendre contre les accusations de l’Onu devant le Haut Commissariat pour les droits de l’homme. Le président de la JND, Juan Andrés Roballo, et son secrétaire, Milton Romani, ont affirmé que le réel mal dont souffrait l’Amérique latine ne relevait pas tant de la consommation mais bien du commerce illégal de drogues et des violences qui en découlent.
Néanmoins de nombreuses enquêtes ont été produites et soumettent les idées suivantes : selon le journal local El Tiempo, l’Observatoire national des drogues aurait publié un rapport indiquant que la consommation de marijuana chez les jeunes entre treize et dix-sept ans auraient été de 17 % entre 2013 et 2014 contre 12 % entre 2012 et 2013. Information qui réjouit les prohibitionnistes du cannabis[1]. Il semblerait pourtant que cette augmentation fasse partie d’un mouvement plus général et donc ne soit pas dû à la loi approuvée en 2013. En effet, un communiqué de l’Organisation des États américains montre que la consommation des jeunes serait passée de 1,4 % à 17 % entre 2001 et 2014. La JND ajoute que les « sauts » de consommation se sont déroulés entre 2001 et 2006, passant de 1,4 % à 5,5 %, pour arriver à un total de 8,3 % en 2011. Selon les différentes sources, la population des consommateurs de cannabis serait de 160 000 à 200 000 personnes.
Selon l’enquête de la JND menée d’août à décembre 2014, 66 % des consommateurs de drogues auraient des liens plus ou moins étroits avec le narcotrafic, alors que 26 % la produiraient déjà chez eux. La JND s’annonce donc confiante quant à l’utilité du projet que l’ex-président, Jose Mujica, qualifie d’« expérience sociale ».
Même s’il n’existe pas encore de source prouvant l’efficacité de cette mesure, il est indéniable qu’elle a ouvert un débat politique international sur la question de la régulation du marché de drogues.
[1]. Cindy A. Morales, « Uruguay cumple un año de la marihuana legal », El Tiempo, 01/02/2015