Qui a peur des femmes qui chantent ? Ou plutôt, qui a peur des femmes qui chantent en public ? La question semble absurde, la réponse l’est encore plus : tout un système politique, celui du régime islamo-conservateur d’Iran… qui a interdit aux chanteuses de se produire seules sur scène devant une assemblée mixte depuis la révolution de 1979. Mais certains sont bien décidés à faire évoluer les choses : dans son dernier documentaire, No land’s song, le réalisateur Ayat Najafi relate le combat obstiné de sa sœur, Sara, afin de parvenir à organiser, contre la censure, un concert de solistes féminines à Téhéran avec des artistes iraniennes, françaises et tunisiennes.
Les grandes chanteuses iraniennes ne manquent pas : il y a Qamar, la première femme à avoir bravé l’interdiction de chanter non voilée en 1926. Sara Najafi voulait lui rendre hommage. Il y a Googoosh, la grande diva perse connue dans le monde entier, particulièrement célèbre pour avoir fait vibrer les républiques d’Asie centrale, derrière le rideau de fer, au son de ses tubes de pop orientale. Et puis il y a toutes ces chanteuses de cabaret qui se produisaient dans les cafés de Téhéran dans les années 1950 et 1960, sans voile, devant un public essentiellement masculin, chantant avec insouciance que « l’ivresse rend tout plus beau ». Mais en 1980, les femmes ont subitement arrêté de chanter. Depuis, en Iran, il faut négocier avec des vendeurs à la sauvette pour se procurer les albums de ces grandes voix du passé. Et faire preuve d’une ruse et d’une audace hors du commun pour chanter seule devant une assemblée mixte… Alors que les femmes sont aujourd’hui majoritaires dans les classes de chant.
Car trois bonnes femmes qui chantonnent dans la cuisine en préparant le repas, ça ne dérange pas grand monde. Mais si, en se produisant en public, elles « faisaient sortir les gens de leur état normal » ?! Si elles donnaient aux gens l’envie de chanter, de danser, si elles plongeaient l’audience dans une sorte d’ivresse ? Ou pire, si quelqu’un venait à brandir une écharpe verte en plein concert, symbole des mouvements sociaux qui ont agité l’Iran en 2009 ?
Les objections auxquelles se heurte Sara alors qu’elle mène un combat administratif kafkaïen afin d’obtenir l’autorisation d’organiser son concert révèlent l’absurdité d’un système basé sur l’oppression des femmes. Mais aussi, peut-être, sa fragilité : derrière l’obscure rhétorique théologico-foireuse selon laquelle Dieu s’oppose à ce que les voix féminines dépassent une certaine fréquence, il y a la crainte qu’en libérant les voix, les corps, on laisse éclater au grand jour des revendications sociales, qu’un déhanchement ouvre la voie à l’effondrement du système…
Faites de la musique, pas la guerre…
Dans son extraordinaire séquence finale, No land’s song fait triompher la musique, le dialogue entre les continents qui ont failli se faire la guerre. Avant ce film, Ayat Najafi a réalisé un documentaire sur des jeunes femmes qui se battent pour le droit de faire du foot en Iran, avec l’aide de joueuses allemandes : « Le foot et la musique, ce sont des langues que tout le monde peut parler, quand bien même tout le reste nous sépare. Ce que j’essaye de dire dans mes films c’est : pourquoi ne pas jouer au foot ou chanter ensemble, plutôt que de se taper dessus ? »
Le fait d’avoir réuni des chanteuses iraniennes et les Françaises Élise Caron et Jeanne Cherhal, ainsi que la Tunisienne Emel Mathlouthi, qui s’est fait connaitre pendant les révolutions arabes, était en ce sens un choix très fort symboliquement : il s’agissait de sortir l’Iran de son isolation, chose que la récente levée des sanctions de la communauté internationale devrait aussi faciliter. Mais c’était également un calcul stratégique : la sécurité avait moins de chances d’interrompe brutalement le concert en voyant des femmes chanter seules en présence de stars étrangères, « les autorités ne veulent pas que ce genre de choses aille se savoir sur la planète entière ».
Le combat est loin d’être terminé
Il serait dangereux de crier victoire trop vite, comme le rappelle le réalisateur iranien. À l’heure actuelle, la situation n’a pas évolué pour les femmes, qui « ont toujours besoin d’un visa masculin pour se produire sur scène ». Le concert n’a pu avoir lieu que grâce à un « coup de bluff » et à l’évolution du contexte politique, le remplacement d’Ahmadinejad par le réformateur Hasssan Rohani à la tête du pays. Si le récent progrès des réformateurs modérés aux élections législatives ne peut que favoriser l’essor des libertés, pour le réalisateur, ce n’est pas du gouvernement qu’il faut attendre les avancées sociales : elles ne peuvent être conquises que « par le bas ». « Il faudra se battre dans tous les cas, et il faudra le faire ensemble. Les iraniens restent encore trop isolés dans leurs initiatives, c’est ce que je veux changer avec mon film ». Afin que la révolution verte de 2009 porte enfin ses fruits.
Ayat Najafi lie étroitement son engagement à son activité de cinéaste : « Mon travail, c’est de montrer que les libertés individuelles, sous toutes leurs formes, sont fondamentales, même quand d’autres enjeux tendent à les reléguer au second rang… et de donner de la visibilité à ceux qui se battent pour réaliser leurs rêves : de quels meilleurs héros peut rêver un réalisateur ? » Le combat, maintenant, c’est de faire exister le film : après avoir étouffé autant que possible l’existence du concert, les autorités ignorent complètement No land’s song, qui ne sortira pas en Iran bien qu’il ait remporté de nombreuses récompenses internationales. Mais le film n’a certainement pas fini de faire entendre parler de lui : parallèlement au nombre d’entrées au box office, les concerts organisés en Europe (avec une date en France qui devrait bientôt être annoncée ici, pour notre plus grand plaisir !) par les chanteuses de No land’s song participeront certainement aussi à sa reconnaissance.